LES SOLEILS ÉCLATANTS
Première règle de l'appartement : « Sohaïl ne peut dire qu'une fois par jour quels sont ses trois rêves. Parce qu'il fait chier à force. » Règle imposée par Chef et correctement appliquée par le concerné. Il ne les citait qu'une fois à la maison mais par chance pour lui, cet ordre ne s'appliquait pas à l'extérieur. C'était pour cela qu'il n'avait de cesse de bassiner ses camarades de classe avec ses fameux rêves.
Sohaïl avait bien des amis, parce qu'il était quelqu'un de drôle, gentil et très sociable. Et qu'il avait, on peut le dire, tout pour lui. Ses efforts pour être aimé se soldaient par de nombreuses réussites, si seulement c'était de l'amitié qu'il souhaitait. Mais Sohaïl souhaitait plus qu'être ami avec les autres.
Oui, Sohaïl cherchait l'amour. Et était bien souvent triste que son charisme sans pareil ne lui permette pas de le trouver. Sa vie serait bien plus merveilleuse s'il avait quelqu'un avec qui la partager, il en était convaincu. Et bien qu'il passe les trois quarts de son temps à se persuader qu'il pouvait vivre sans, il ne parvenait jamais à chasser la petite voix dans sa tête qui murmurait que « cette personne serait parfaite pour toi. »
Cette personne en question, actuellement, était un adorable bout de jeune femme du nom d'Eo. Amie de Volvic, son insupportable meilleur ami, elle avait attiré son regard en un instant et il avait senti son cœur chavirer. Et puis quand il s'en rendait compte, il culpabilisait aussitôt. Il savait qu'Olive l'aimait, elle lui avait avoué. Et ne pas partager ses sentiments était la chose la plus douloureuse qu'il avait pu rencontrer. Autre que le fait que lui n'aimait toujours qu'en vain. Ne pas réussir à aimer Olive le tuait. Et ressentir ce qu'il ressentait pour Eo le mettait encore plus bas sous terre.
C'était pour cela qu'au lieu d'aller à la soirée organisée par Volvic, il avait préféré rester à la maison avec Chef. Ichi était parti accompagner Horas il ne savait où, mais sans doute quelque part où Lysandre se trouvait. Et là, il tournait en rond derrière le canapé en se rongeant les ongles, incapable de trouver une solution à sa situation. De son coté, Chef regardait une énième fois son documentaire sur les châtaignes pourris. Finalement, Sohaïl attrapa brusquement le dossier du canapé juste à côté de sa tête, ce qui le fit sursauter d'un coup.
- Tu veux quoi ? demanda Chef, un poil agacé.
- Je ne sais pas comment faire, répliqua-t-il d'une voix creuse. Qu'est-ce que tu me conseilles ?
- Tu es encore sur cette histoire d'Olive et d'Eo ?
Si Ichi s'était trouvé là, il aurait sans aucun doute demandé ce que venait faire du déodorant dans l'histoire. Cela fit sourire Sohaïl qui revint bien trop vite à ses pensées.
- Oui. Je ne sais pas quoi faire.
- Tu sais déjà que pour Eo ce n'est que passager, Sohaïl. Un autre coup de foudre viendra.
- Mais, et si c'était la bonne ?
- Je pense pas qu'elle le soit, exprima Chef.
- Et pour Olive, je fais quoi ?
- Tu ne lui as toujours pas répondu ?
- Je l'évite un peu depuis que je lui ai dit que je ne pensais pas que c'était possible entre nous.
- Mais tu n'as pas dit non.
- Evidemment que je n'ai pas dit non, c'est mon amie ! je ne veux pas la blesser !
- Je pense que tu la blesses plus en la laissant dans le vide.
Sohaïl exclama un soupir exaspéré et se laissa glisser au sol au dos du canapé. Décidément, les histoires de cœurs étaient vraiment compliquées. Encore plus quand ça allait dans l'autre sens que celui qu'il connaissait.
- Pourquoi est-ce que l'amour c'est jamais réciproque ? échappa-t-il.
- Excellente question, répondit Chef sans lâcher l'écran rempli de châtaignes des yeux, moi je me demande plutôt la vraie raison pour laquelle tu n'as pas dit non à Olive.
- Parce que je ne voulais pas la blesser !
- Et que tu voulais savoir que quelqu'un continuerait à t'aimer, non ?
Sohaïl ne répondit rien, piqué à vif. Oui, il y avait sans doute un peu de ça. Il ne voulait pas perdre Olive. Il attrapa un flacon de paillettes qui trainait là et constata avec surprise qu'il était rempli de cœurs. Il l'envoya valser à l'autre bout de la pièce, directement contre le mur où il explosa. Puis il se leva soudainement, toujours aussi perdu mais déterminé à faire quelque chose.
- J'en ai marre, je vais à la soirée.
- Excellente idée.
Ni Chef, ni lui n'en étaient convaincus. A vrai dire, c'était même la pire chose à faire. Mais si Chef pouvait avoir une soirée seul, alors il le ferait. Le Magical Jaune se rendit dans sa chambre où il enfila l'une de ses tenues de soirée et en ressorti un peu moins motivé.
- Non, c'est pas une bonne idée, constata-t-il avec désespoir.
- Tu devrais appeler Ichi.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il t'aiderait peut-être.
- J'essaie et si ça ne donne rien, je vais à la soirée, tenta-t-il de se convaincre.
Il attrapa donc le téléphone du domicile et attendait qu'Ichi réponde. Chose qu'il fit immédiatement, étonnamment. Lorsqu'ils étaient avec Horas, il fallait qu'ils se fassent discrets.
- Allo ?
- Ichi, c'est Soso.
- Coucou Soso, qu'est-ce qu'il y a ?
Il y avait énormément de bruit en fond.
- Vous êtes où ?
- A la soirée de Volvic, pourquoi ?
Surpris, Sohaïl ne réagit pas immédiatement, ce qui entraina d'inévitables questionnements chez son interlocuteur.
- Qu'est-ce que vous faites là-bas ? ne put-il s'empêcher de demander.
- On est venus pour Lysandre. Mais Volvic nous a demandé où tu étais, alors j'ai expliqué que tu n'étais pas bien donc tu es resté à la maison. Et puis Olive est venue. Donc je lui ai dit aussi.
- Et Eo ? coupa Sohaïl.
- Quoi ?
- Eo.
- Allo ? Ça veut dire quoi, Eo ?
- Rien, laisse tomber.
Au moins il était sûr qu'elle ne pensait pas à lui. Par contre, il était contrarié et inquiet de savoir qu'Olive s'en faisait. Il hésitait. Est-ce qu'il pouvait y aller ? Il ne devrait pas. Parce qu'il se retrouverait entre Olive et Eo, il ne saurait pas quoi faire. Il n'écoutait plus vraiment ce que lui expliquait Ichi sur les punch qui n'avait rien d'un poncho, mais il tentait de comprendre d'une oreille en conciliant ce qu'il se passait dans sa tête et ce qu'il racontait.
- Ichi, tu peux me passer Horas ? demanda-t-il quand le concerné eut fini de parler.
- Je ne sais pas où il est. Et j'aimerais bien rentrer parce que je suis tout seul et que je ne connais pas grand-monde.
- Tu devrais aller le chercher, intervint Chef en comprenant au vu de la durée de la conversation qu'Ichi avait un souci.
Mais Sohaïl ne savait pas quoi faire. Vraiment.
- Vas-y, le poussa Chef.
Il tenait à sa soirée seule, visiblement. Sohaïl soupira et sourit. Il était courageux. Il allait le faire.
- Je viens te chercher et on rentre ensemble. Essaie de prévenir Horas, c'est tout.
- Je t'attends.
Et il raccrocha sans plus de formalités. Sohaïl se demanda ce que pouvait bien faire Lysandre dans une soirée de personnes sans doute plus jeunes que lui et qui n'avaient pas de lien avec, mais il décida qu'il s'en fichait. Il allait y aller. En plus il était beau dans sa tenue et il allait pour y aider son ami. Oui, il pouvait le faire.
Il fallait juste qu'il ne croise pas Volvic qui le convaincrait de rester, ou Eo, ou Olive. Surtout Olive, en fait. Il avait presque peur d'elle. Il quitta l'appartement dans une gerbe de paillettes, comme toujours, et dévala les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Où il croisa avec surprise Horas, avachi sur un canapé. Il se précipita vers lui, inquiet.
- Ça va ?
- Lysandre n'était pas à la soirée, c'était une fake news.
Sohaïl sourit, leva Horas et le traina dans la rue derrière lui en ignorant ses protestations.
- On est de sacrés ratés, s'exclama Soso en tenant toujours la main d'Horas. Tu perds ta soirée et Ichi, et moi je perds une super amie. On est de gros nazes.
- Parle pour toi, riposta Horas en haussant un sourcil.
- On va chercher Ichi et on rentre piquer la télé à Chef.
- C'est bon pour moi.
Si Sohaïl eut soudain très envie de se transformer et de voler à toutes allures dans les rues endormies, il ne le fit pas. Courir l'aidait à se dépenser et se vider la tête, si bien qu'il en oubliait qu'il risquait de mourir parce qu'il n'avait pas d'endurance.
Quand ils arrivèrent devant chez Volvic, une bonne demi-heure venait de se passer. Sohaïl entra le digicode et fonça au troisième étage où se déroulait la fête. Mais alors qu'il ne leur manquait qu'une rangée d'escalier, une personne se tenait assise dans le couloir. Ou plutôt, une personne et Ichi.
Horas courut vers lui et le prit dans ses bras en s'excusant de l'avoir perdu et expliquant la raison pour laquelle il avait fui. Mais Sohaïl ne bougea pas.
Avantage numéro un : il n'aurait pas à entrer dans l'appartement et donc Volvic ne pourrait pas le retenir. Avantage numéro deux : ils avaient Ichi. Avantage numéro trois : ils allaient rentrer.
Désavantage numéro un : Ichi parlait avec Olive. Olive qui le fixait sans ciller. Si bien que le temps semblait s'être arrêté. Elle sourit la première, chose que Sohaïl imita par réflexe. Personne ne parlait, même Horas et Ichi les regardaient en silence. Aucune question d'Ichi ne franchissait ses lèvres, fait surprenant. Et puis Horas traina Ichi dans les marches, plus haut.
- Salut, prononça faiblement Olive.
Elle était vraiment mignonne dans la tenue qu'elle avait dû enfiler sans même réfléchir. Elle avait laissé ses cheveux cendre au carré court libres, pas de chignons pour les tenir ce soir. Et elle portait un débardeur noir avec de la dentelle pour bretelles. Ses yeux verts brillaient doucement. Elle avait dû boire un peu, sans doute. Elle avait pris une veste tricotée kaki qui lui était bien trop grande et tombait sur ses épaules que Sohaïl la reconnut comme étant l'une des siennes. Elle avait constellé son visage déjà pleins de tâches de rousseurs de petites paillettes vertes. Elle était belle, elle l'était toujours.
Mais Sohaïl n'avait toujours pas ce fameux coup de foudre. Et il avait si mal au cœur qu'il pensait qu'il pourrait en crever.
- Salut, répondit-il sans trop savoir quoi dire d'autres.
Elle descendit les quelques marches qui les séparait pour être à sa hauteur. Elle était plus petite que lui, et ça l'amusait souvent. Par réflexe, il rit en faisant le geste qu'ils avaient associé à leur différence de taille. Elle rit aussi.
Puis le silence revint, avec comme bruit de fond la musique étouffée qui sortait de l'appartement de Volvic. Et Ichi qui demandait ce qu'il se passait.
- Tu parlais de quoi avec Ichi ? demanda-t-il alors, histoire de faire la conversation.
- Il me demandait pourquoi tout le monde s'éclatait mais qu'il n'y avait aucune explosion. Il m'expliquait que quand tu disais que tu t'éclatais, il avait toujours des choses cassées et des bombes de paillettes.
- Tu lui as répondu quoi ? questionna-t-il tout sourire.
- Qu'on n'avait pas besoin de casser des choses pour bien s'amuser, puisque c'est ce que ça signifie.
Sohaïl laissa échapper un petit rire, qui se renforça quand il vit la tête d'Horas dépasser des escaliers pour les observer. Olive était toujours face à lui, à sa hauteur. Et elle ne le quittait pas des yeux. Un rien les séparait. Habituellement, cette distance ne les dérangeait pas. Mais depuis qu'elle lui avait avoué ses sentiments, Sohaïl était un peu moins confortable. Il voulut se reculer, l'air de rien, mais elle l'attrapa du bout des doigts par les hanches. Le bout de ses doigts fins qui dépassaient de son pull trop grand. Le bout de ses doigts fins qu'il avait toujours vu si acharnés à la tâche.
- Sohaïl, je peux t'embrasser ?
Il avait les yeux rivés sur ses doigts, si bien qu'il n'avait pas remarqué qu'elle le fixait autant.
- Pardon ? répondit-il sans réfléchir.
Il se jura de plus réfléchir à l'avenir quand il vit sa mine triste et qu'il sentit ses doigts lâcher son corps.
- Je suis désolée, j'aurais pas dû te demander ça alors que tu as été clair. Je ne le ferais plus.
- Non attends. Olive, je... je ne sais pas où j'en suis, avoua-t-il.
Elle l'écoutait avec attention mais il lisait dans ses yeux qu'elle était mal.
- Tu sais, j'ai jamais été dans cette situation. On m'a jamais aimé avant, alors je ne sais pas comment ça marche parce que... parce que j'ai toujours fonctionné que par coups de cœur et que ça n'est pas arrivé avec toi... attends ! Attends, écoute-moi s'il te plait, supplia-t-il en la voyant s'éloigner. Olive, tu es la personne de mon entourage quotidien de plus cher à mes yeux. T'es toujours là, toujours. Tu m'as pas lâché, tu m'as soutenu, tu m'as poussé à aller de l'avant. Tu as été enlevée parce que tu comptes pour moi. Tu es là, dans ma vie. Je ne la vois pas sans toi. Mais je... je ne sais pas quoi faire. Alors je ne peux pas te dire non, parce que je ne veux pas que tu ne sois plus mon amie, parce que ne veux pas que tu partes loin de moi. Oui, c'est égoïste mais je veux que tu tiennes assez à moi pour ne pas partir, et je ne veux pas que tu m'en veuilles parce que... je t'adore ! Peut-être pas exactement comme tu le voudrais, mais je t'aime, vraiment. Alors... je suis désolé, je...
- Ça va. C'est bon, j'ai compris.
Elle souriait. Et étonnamment, elle n'avait plus l'air triste. Ses yeux brillaient avec malice. Elle le serra fort contre elle alors qu'il restait sans mots. Mais alors qu'elle le saluait et commençait à s'éloigner pour rentrer de nouveau chez Volvic, il sut ce qu'il devait faire. Il n'avait jamais été si sûr de quelque chose.
- Olive, embrasse-moi.
Ça a résonné longtemps dans le couloir. Il y eut un silence plombant, on entendait même plus la musique chez Volvic ou les « chuts » incessants qu'Horas répétaient pour faire taire Ichi. Tout aussi lentement, elle se retourna. On voyait dans ses yeux toute l'hésitation et toute l'envie. Mais elle se décida en voyant le sourire si solaire de Sohaïl. Elle redescendit les quelques marches qui les séparaient et se mit à son niveau. Il mima le signe des différences de taille et elle rit.
Puis son visage devint sérieux. Ses mains, ses bouts de doigts si fins, vinrent contre les joues du Magical alors qu'il l'attirait contre lui et elle l'embrassa.
Sohaïl sentait des milliers de petits soleils exploser dans son ventre. Des centaines de milliers de petits soleils. Et il sourit contre les lèvres d'Olive. Quand elle s'éloigna de lui, ils souriaient tous les deux. Elle caressa sa joue et il la lâcha. Elle monta les marches sans un mot, mais quand elle arriva devant la porte, elle s'arrêta et se retourna vers lui.
- J'attendrais, dit-elle seulement.
Il comprit. Elle rentra chez Volvic. Et il resta planté là, incapable de faire quoi que ce soit. Il pensait que l'amour c'était de la merde, qu'il n'aurait jamais dû l'embrasser alors qu'il ne l'aimait pas comme elle, que c'était égoïste de sa part. Et puis il se dit que peut-être l'amour ne se manifestait pas toujours par des coups de foudre, mais aussi souvent par des petits gestes qu'on ne voit pas comme tels. Il sourit.
Ichi et Horas s'étaient précipités sur lui, posant pleins de questions auxquels il répondait calmement tout d'abord. Et puis pendant qu'ils marchaient jusque chez eux, il commença à réaliser ce qu'il s'était passé et l'énergie qu'il avait en temps normal explosa. Il expliqua point par point à Ichi pourquoi il n'avait pas de vrais soleils qui explosaient dans son ventre, et à Horas qu'il ne fallait pas baver en embrassant parce que ce n'était pas propre.
Et il pensa, alors qu'ils entraient dans l'appartement et que ses amis racontaient à Chef sa mésaventure, que l'amour c'était chouette. De la chouette merde. De la merde magique, sans doute.
Mais que l'amitié c'était peut-être encore mieux.
AOÛT 2019
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