Isabeau Partie 5
- Ne dis pas n'importe quoi, Colombe ! Il peut y avoir des attirances, et puis voilà, ça ne marche pas. Comment veux-tu qu'à sept ou dix ans nous ayons pu être responsables de quoi que ce soit ?
Quelle que soit la vérité, cela faisait chaud au cœur d'avoir Evy parmi eux en ce jour où Jean devenait officiellement majeur, adulte. Evy pleura.
- Je n'aurais jamais cru voir ce jour, vous savez. Les nourrices, on les emploie, on les renvoie. Je vous le dis, maintenant, car aujourd'hui vous n'avez plus personne, vous aussi. Mais c'est difficile de ne pas savoir. Est-ce que je serai là, encore, après ? Est-ce que le petit devenu grand et moi inutile, on va me jeter, oui me jeter ! Pas la peine de faire cette moue, Victoire ! Vous pouvez pas savoir, c'est un beau jour. Un beau jour.
Tout le monde se retrouva autour de Evy, qui à la fois comblée et néanmoins gênée, s'empressa de retrouver son rôle. Elle n'était que la nourrice, et, dans son bonheur mêlé, se disait qu'elle ne pouvait pas prendre une place qui n'était pas la sienne. Elle s'exclama, - Mais j'oubliais, il y a du gâteau au chocolat !
Les enfants Combrigal ne furent pas dupes de la manœuvre, et ne l'en aimèrent que d'avantage, dans un pincement au coeur. Seul Jean ne percevait pas encore ce frein qu'Evy portait, en elle, malgré elle dans une espèce d'inconscience, et partageait sans mélange la joie de cet événement.
Isabeau était pensive.
- C'est vrai, 18 ans...
Elle le savait et s'y était préparée. Mais pourquoi aujourd'hui ? Malgré le bonheur qu'elle avait à voir son frère heureux en ce jour important, à l'entendre énumérer les choses qu'il allait pouvoir faire sans demander l'aval de ses sœurs ou de qui que ce soit, et en tout premier lieu à elle, Isabeau, dépositaire de l'autorité légale, elle ne pouvait s'empêcher de penser aux 8,5% de Combrigal qui échappaient aujourd'hui à sa tutelle. De 17%, ce qui faisait d'elle l'actionnaire majoritaire du groupe, elle passait à 8,5% comme Jean, Victoire, Colombe... Et loin derrière ce mystérieux investisseur de Boston. Elle se demandait si le concert « famille Combrigal » tiendrait longtemps. Pour l'instant, la famille tenait. Oui, mais que pouvait la famille face à la liberté ? Cette liberté que Jean faisait éclater à la face de tous, et que tous ici présents aimaient, désiraient, par toutes les fibres de leur être.
Victoire, si combative, si insouciante, si pleine de vie et d'enthousiasme. Colombe, réservée, pondérée et réfléchie, si éprise du sens juste des choses.
- Oui, nous sommes ainsi... Jusqu'au bout de nous mêmes. Avec toutes nos contradictions, nous aimant les uns les autres tout autant que la liberté, Combrigal...
Isabeau pensa à l'Amazonie. Elle avait trouvé cette idée de voyage en Amazonie totalement absurde. Elle avait argumenté avec son père et sa mère, lors d'un repas, leur dernier repas en famille. La dernière fois qu'elle les avait vu. Qu'y avait-il en Amazonie qui ne se trouvait pas ailleurs ? N'y avait-il pas encore moins qu'ailleurs ? Le rien, le vide sous l'exubérance verte, sans vie humaine, sans noms, sans lieux. Sans tombes, pensait-elle aujourd'hui.
- Nous y allons justement pour ça, Isabeau, justement pour ça...
Avait dit son père. Et sa mère avait rajouté,
- Et nous serons ensemble...
Elle frissonna, eut envie de pleurer. Elle se mit à crier. Elle voulait parler haut pour se faire entendre, mais ce fut plus fort qu'elle, plus fort que tout. La tablée s'arrêta net, et tout le monde la regardait, l'interrogeait en silence, scrutant ses yeux rougis, ses lèvres tremblantes. Elle se reprit, tremblant encore, et se calmant peu à peu, dit un ton plus bas :
- Nous allons commencer la cuisine.
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