Rencontre Partie 4
Isabeau venait de refermer la porte du potager. Chaque matin, elle quittait la demeure familiale, traversant le parc ainsi qu'elle en avait l'habitude.
Colombe et Victoire la regardaient s'éloigner. Une fois qu'elle eut disparu, derrière un bosquet, elles se regardèrent en silence.
- Crois-tu que nous devrions le lui dire ?
- Elle a assez de soucis comme ça. Non, nous avons bien fait.
La veille, Victoire, Colombe et Jean étaient sortis en soirée, chacun de leur côté. Jean n'était pas revenu, pas plus au repaire qu'à Combrigal.
- Putain de gueule de bois ! Ça c'était une vraie soirée.
Il était deux heures du matin. Jean venait de fêter dignement sa majorité, rameutant ses copains du lycée. Ils étaient descendus à Lyon, écumant les bars du quartier Saint-Jean, sous la colline de Fourvière. Il venait de décliner l'offre d'un retour en voiture.
Les Combrigal avaient un appartement, sur les quais de Saône, qu'ils appelaient le repaire. Comme ses soeurs, Jean avait un double des clés. Il avait besoin de marcher.
Dans les brumes d'un rêve alcoolisé, il rentrait en longeant les quais, regardant les lumières sur le fleuve, les façades colorées, les ponts, nombreux à cet endroit, qui relient les deux rives comme des chapelets pointillés dans la nuit.
Au fil de la marche, il sentit le froid mordre sa peau, et resserra le col de sa veste. Ses obsessions revenaient, celles passagères, tel le bac, qu'il faudrait bien passer dans quelques mois, ou celles plus mélancoliques, Esther ayant préféré, pour une raison idiote, ignorer son invitation.
Il y avait aussi le Brésil. Ce voyage qu'il espérait faire, un jour. Avec ses dix-huit ans, il accédait aux 8,5% de Combrigal, qui étaient bloqués pour quelque temps encore dans un pacte d'actionnaire avec ses soeurs, et qui ne distribuaient aucun dividende.
- Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir insisté ! Mais Martin y était opposé. Moi, passe encore, mais Victoire et Colombe ont l'âge de pouvoir compter sur elles-mêmes...
Ce voyage, il n'en avait pas beaucoup parlé. Et encore moins à Isabeau qu'à ses autres soeurs. Ni à vrai dire à qui que ce soit. Il avait des plans. Les moyens manquaient.
Il irait en Amazonie, retrouverait la trace de ses parents, à commencer par l'aéroport d'où ils étaient partis. Il reconstituerait le plan de vol, les possibilités de déroutement suite à une tempête tropicale. Définirait une zone de chute probable de l'appareil.
Il ne croyait pas à l'hypothèse d'une disparition pure et simple, dans le Désert Vert. Même faiblement peuplée, l'Amazonie contenait des peuples nombreux, qu'il irait interroger, des personnes pour lesquelles cet enfer vert est un mythe, car ce pays est le leur. Ils le connaissent et par coeur savent décliner chaque parcelle de leur monde en des mots qu'il faudrait apprendre.
Au Maranhão, il faudrait aborder les Awa, Tupinamba, Guajajara...
Ainsi absorbé, il eut à peine le temps de voir grandir une lueur vive qui se détachait des lumières de la ville. Cette lumière le percuta brutalement, et, dans un flash, la douleur irradia ses jambes.
Il tombait, sentant monter, l'espace d'une très longue seconde, le blanc mat qui recouvrit ses pensées.
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