Notre part de nuit (Mariana Enriquez)
Notre part de nuit raconte la lutte, sur plusieurs décennies, d’un père pour sauver son fils des griffes d’une famille aussi puissante que vampirique, qui doit sa fortune et sa position au culte rendu à une entité terrifiante : l’Obscurité, sorte de métaphore rendue vivante de la folie meurtrière humaine. Pour l’invoquer, l’Ordre a besoin d’épouvantables sacrifices humains sans cesse renouvelés, mais surtout d’un médium au don unique et rare qu’ils vénèrent et exploitent jusqu’à la mort. Ce médium, c’est Juan, le père de Gaspar, qui a malheureusement transmis la malédiction à son fils. Pour lui épargner le terrible destin qui est le sien, Juan s’engage dans un dangereux périple entre ce monde-ci et « l’Autre », prêt à tous les sacrifices…
Paradoxalement, c’est difficile d’écrire sur un livre qu’on a adoré sans réserve. Il n’y a rien que je n’ai pas aimé dans ce roman : tout m’a semblé parfait, à sa place. L’écriture, la narration, la construction, l’histoire, les personnages, les références…ce roman m’a touché directement au cœur. Je crois que j’ai trouvé un nouvel auteur à vénérer dans mon panthéon personnel !
Servi par une écriture sensuelle, percutante et magnifique, Notre part de nuit est émaillé de nombreuses références littéraires, historiques, ethnologiques et ésotériques, ce qui lui donne cet ancrage réel, solide, que j’apprécie tant dans le fantastique, sans que le surnaturel ne soit qu’un habillage. La mythologie est juste parfaite. Le croisement de différentes voix et sources, la présence des cultes syncrétiques sud-américains si fascinants, et l’histoire tragique de l’Argentine en arrière-plan confèrent à ce roman-monde une richesse incroyable. Et pourtant, l’auteur réussit le tour de magie de nous le faire avaler rapidement, dans une frénésie de lecture insatiable qui, une fois la dernière page tournée, nous laisse chaos. Je n’avais pas ressenti une telle puissance narrative depuis Une vie comme les autres de la controversée Hanya Yanagihara, elle aussi connue pour la violence graphique de ses mots et la beauté crépusculaire de ses personnages masculins. J’ai retrouvé cette noirceur lumineuse dans Juan et Gaspar, deux personnages d’homme magnifiques dont le destin tragique et la force m’ont rappelé celle de Jude ou son amant Willem (il est d’ailleurs intéressant de remarquer que les deux autrices font toutes deux références à Jude l’Obscur de Thomas Hardy dans leur roman) Les personnages sont tous très travaillés et uniques, chacun à leur manière : l’horrible Mercedes (un genre d’Asenath Waite de Lovecraft), Florence et son emploi très énervant de l’anglais (quelle justesse dans le choix de ce petit toc !), la sensuelle Tali, l’ambivalent Stephen, le très attachant Luis (que j’ai imaginé comme Viggo Mortensen dans An History of Violence), Adela, la petite à un seul bras (déjà présente dans une nouvelle de l’auteure), Pablo et Vicky... Ils sont tous inoubliables. Parmi eux, la figure de Juan, qui ouvre le roman, se détache nettement. Véritable soleil noir, ce personnage ambigu hante les pages du roman jusqu’à la fin. C’est un personnage atypique, tout de rage contenue (elle éclate parfois au grand jour), qui va à contrepied de tout ce qu’on pourrait attendre d’un protagoniste : il est antipathique, violent, froid, bisexuel, malade, dépendant d’une lourde médication, manquant de mourir à tout moment, mais luttant jusqu’au bout comme un animal blessé. Il émane de lui une lumière noire qui attire tous ceux qui le croisent, souvent pour le pire. Ses actes, incompréhensibles au début, se précisent au fur et à mesure que le roman avance et que la lumière se fait sur la vérité. La relation à la fois fusionnelle et distante qu’il a avec son fils peut paraître abusive à première vue (c’est que Gaspar pensera d’ailleurs jusqu’à la fin de l’histoire), mais on comprend à la fin que pour lui, il a tout sacrifié : ses amis, sa famille, la fortune et le confort, l’amour de sa vie, son existence même. Pour le lecteur, cette prise de conscience progressive est poignante, bouleversante.
Le décor est celui de l’Argentine des années 70 à 90, avec toutes les turpitudes politiques et sociales qu’on lui connaît. On passe de la capitale étouffante, où la mère de Gaspar vient de mourir (trainée sur plusieurs mètres par un bus en pleine rue…) à l’arrière-pays près de la frontière brésilienne, avec ses jungles abritant des oratoires à San la Muerte et des charniers de prisonniers politiques, ses plantations de maté, ses fleuves colériques et ses riches planteurs. On a peine entrevu l’existence d’une réalité parallèle avec une fin de partie époustouflante que l’auteur nous envoie dans la tête d’un autre protagoniste, qui nous raconte les évènements de son point de vue. Puis elle nous fait faire un saut dans l’espace et le temps, et l’on découvre tour à tour un Londres ésotérique et glam-rock, entre Velvet Goldmine et Black Sabbath, pour atterrir dans une maison hantée qui ouvre sur une espèce de dimension de poche à la fois merveilleuse et terrifiante, en tout cas dangereuse (qui rappelle un peu celle de l’Histoire de Lisey de Stephen King). On est baladé d’une ambiance à une autre comme dans un grand huit, mais à chaque fois, l’auteure nous permet, par petites touches, de raccrocher les wagons et de mieux comprendre ce qui se passe… un tour de force !
J’ai retrouvé également un peu de La Maison aux esprits d’Isabel Allende pour l’atmosphère mystique et la description des turpitudes subies par le peuple argentin et ses différentes classes sociales : une société de propriétaires coloniaux richissimes qui exploitent des natifs et des immigrants pauvres venus des quatre coins de l’Europe, traversant un régime communiste et une dictature militaire meurtrière. Et comment ne pas penser à Anne Rice et sa saga des sorcières, avec le mythe d’origine de cette famille dont les sombres pouvoirs trouvent leur source au plus profond de l’Écosse ? L’histoire et le mode de vie décadent de cette famille, société dans la société qui ne craint rien ni personne et dirige tout dans l’ombre, m’ont fait penser aux Mayfair. La sexualité brutale de certains passages (l’auteure arrive à être très évocative avec trois mots), la poésie macabre et la violence inouïe qui affleurent de certaines pages m’a touché à la manière d’un uppercut, m’obligeant à reposer le bouquin parfois pour le reprendre plus tard avec une hâte famélique. Peu de livres me provoquent cet effet. Je recommande vivement, tout en me doutant que ce livre puissant ne pourra pas plaire à tout le monde, et que certains resteront peut-être sur le pas de la porte.
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