Carbone et Silicium (Mathieu Bablet)
Ankama éditions, 2020, 269 pages.
Elle est là, la grosse claque de l’été ! Cela faisait six mois qu’il trainait dans ma pile à lire, et je m’y suis enfin attaquée. Je sentais bien qu’il allait me remuer… attention, on ne sort pas indemne d’une telle lecture !
Une seule âme incarnée dans deux corps
Cette BD suit le parcours d’une IA de sa naissance à sa disparition, pendant plusieurs siècles, un peu à la manière de la « biographie d’un objet » chère aux anthropologues (Thierry Bonnot notamment). On assiste à sa naissance des mains d’un concepteur, sa séparation en deux entités distinctes, sa genrification par une bande d’actionnaires rétrogrades (une scène qui fait grincer des dents), ses modifications, mises à jour… pour aboutir, finalement, à sa destruction définitive. À travers ses yeux, on découvre l’un des futurs possibles de l’humanité - incapable d’évoluer sans être au pied du mur - les transformations de ses sociétés et de son biotope, et avec iel on arrive à un constat qui résonne presque comme une épiphanie.
Au-delà du message philosophique sur l’avenir (plutôt noir) de notre espèce, cette BD est surtout une histoire d’amour entre deux âmes sœurs qui n’auront de cesse de chercher à se réunir. Problème : l’une veut échapper aux contingences du matériel (qu’il soit de chair ou de silicium) alors que l’autre veut rester dans la réalité « basique » et tout expérimenter, y compris la finitude. On retrouve aussi dans ces divergences la vieille bataille entre les partisans de l’extinction de l’ego (incarnée par Carbone, un très beau personnage de femme – elle s’identifiera toujours comme telle, même téléchargée dans un corps masculin) et ceux qui veulent à tout prix préserver leur individualité (incarné par Silicium, son âme sœur à qui ses concepteurs ont donné un corps d’homme). Carbone traversera les siècles en sautant d’un corps à l’autre, assistant à la fin puis au renouveau de l’humanité, alors que Silicium, lui, gardera son corps usé tout ce temps, le considérant comme le seul garant de son individualité (il le répare à chaque fois). Deux chemins divergents qui anticipent les choix que les humains auront peut-être à faire demain. Il y a un côté fable bouddhique avec ces histoires d’incarnation, ces promesses (« retrouvons-nous à la prochaine génération robotique »), et cette quête de dissolution de l’ego faite par les robots, alors que les humains, qui vivent de plus en plus vieux dans des corps en pièces détachées s’accrochent à leur moi de toutes leurs forces, comme une huître sur son rocher. Le message est clair, cru, sans concession, et les images pour le dire assez choquantes. Une page particulièrement poignante évoque les « neuf stades de la décomposition », un thème classique de la peinture bouddhique japonaise : les corps de deux robots abandonnés dans la décharge et celui du chien fidèle qui s’est couché pour mourir à leurs côtés se décomposent sur huit cases. On suit nos personnages d’un corps à l’autre en assistant à encore plus de misère, de démantèlement et d’absurdité. On les voit tenter de recréer des liens par le mode de la parenté, ce langage universel qui lie hommes, bêtes et machines. Le monde se délite, les corps aussi, les esprits s’échappent comme ils peuvent alors que l’espace se rétrécit, que les serveurs rouillent, que les ressources disparaissent et que les chairs fondent… l’éthique et la morale humaine ne changent pas, restant comme elles étaient au tout début de la lutte pour la survie. Conscient de sa propre finitude, esclave de ses besoins physiques et hanté par ses peurs et ses désirs, l’Homme est sans cesse renvoyé au même paradoxe : la prolongation de sa continuité individuelle se fera forcément au détriment d’autres individus, qu’ils soient humains, robotiques… ou animaux. Alors que les ressources se raréfient, la vie – quelle qu’elle soit – se voit dévaluée. La façon atroce dont sont traités les androïdes (qui n’a rien à envier à Blade Runner ou Intelligence Artificielle) renvoie à celle dont on traite tous les « autres » : vieux, pauvres, migrants, étrangers… pour pouvoir s’octroyer quelques années de faste supplémentaire. Mais que restera-t-il de tout ça, à la fin ?
Ce que j’ai aimé :
- les influences parfaitement digérées, qui permettent de pousser encore plus loin la discussion sur le statut du vivant, du sentient (= capacité de penser et de ressentir), dans une perspective éthique, humaniste et écologiste ;
- les personnages, réalistes et attachants : la protagoniste Carbone avant tout, son alter ego Silicium, mais également Noriko, sa créatrice, qui, pour une fois, est un personnage positif : oui, ici on échappe au cliché du robot méchant et son concepteur apprenti sorcier dépassé par sa création ;
- le message, plutôt pessimiste, mais nécessaire ;
- l’émotion convoyée dans cette histoire de fin du vivant et de robots : j’ai versé ma petite larme à plusieurs passages clés, ri à certains, été horrifiée à d’autres…
Ce que j’ai moins aimé :
- le dessin est assez spécial. Il faut s’habituer ! Mais les couleurs et les décors sont magnifiques, et le côté « naïf » du dessin sert d’édulcorant à certaines scènes.
Bilan
Une BD qui s’inscrit derechef dans les grandes œuvres du cyberpunk, et qui propose un contenu original tout en rendant hommage aux classiques dessinés du genre (notamment japonais, en passant par Gunnm, Ghost in the Shell, Blame ! etc.). On retrouve un peu la patte des auteurs japonais dans la façon de traiter les personnages, sans opérer de distinction dans la nature des êtres, le tout avec un regard d’une grande tendresse, mais sans concession aucune.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez prolonger la réflexion proposée par Mathieu Bablet, je vous propose de découvrir les ouvrages suivants :
Un ouvrage de non-fiction pour commencer :
Introduction au droit des animaux de Gary Francione, qui remet en question le statut juridique de l’animal comme objet, directement hérité de Descartes, et permet de se familiariser avec le concept de sentience notamment ;
Un manga culte :
Blame ! de Tsutomu Nihei nous montre ce que pourrait devenir le monde plusieurs millénaires après la fin de Carbone et Silicium (et c’est vertigineux !)
Un classique de la SF sous forme de fable initiatique qui traite les non-humains comme de véritables personnages et s’interroge sur le monde après l’Homme :
Demain les Chiens de Clifford D. Simak
Une vidéo youtube hyper créative :
Life Beyond II : the Museum of Alien Life de Melodysheep va encore plus loin, et intègre les très lointains descendants des machines comme l’ultime forme de vie possible dans l’univers après la fin du carbone (une idée également exploitée dans Latium de Romain Lucazeau, dont j’aurais l’occasion de reparler plus tard).
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