Jamais avant le coucher du soleil (Johanna Sinisalo)
Actes Sud, 319 pages, 2003.
La lecture du Rituel m’a donné envie de relire ce roman finlandais, lu une première fois en 2005 et devenu l’un de mes préférés depuis. Il s’agit d’un livre particulier, étonnant, et assez audacieux. L’autrice part d’un postulat tout simple : un homme recueille chez lui un animal sauvage blessé. Mais elle en fait quelque chose de tout à fait original... car l’animal est un troll, une espèce qui n’existe pas. En outre, cet animal se révèle bien plus intelligent qu’il n’y parait, et il exerce sur le narrateur une fascination étrange : « Je n’ai rien vu d’aussi beau. Je sais tout de suite que je le veux » dira-t-il en le découvrant. Il décide de le cacher chez lui, pour le meilleur et pour le pire...
Le roman se déroule dans une réalité parallèle où les trolls existent vraiment. L’autrice nous familiarise avec ce folklore en entrecoupant les chapitres par des passages informatifs comme de fausses entrées de dictionnaire, de recherches internet, etc. Cet ajout d’informations destiné à nous faire accepter l’existence des trolls comme un véritable animal est très bien fait et s’intègre de manière fluide dans le roman.
À commencer par Ange, le protagoniste, tous les personnages ou presque ont un surnom, ce qui est bien pratique pour les non-finnophones. Ange est un jeune photographe beau comme un dieu (d’où son surnom), qui vit seul dans un immeuble de Tampere. On suit son point de vue à la première personne principalement, mais pas seulement. L’autrice alterne les narrateurs et nous donne à entendre la voix de plusieurs personnages qui vont être amenés à interagir avec Ange : Palomita, une Philippine plus ou moins séquestrée par un mari abusif dans un appartement voisin, Martes, employeur et amour secret d’Ange, Dr Spiderman, son ex-amant vétérinaire, et Ecce, un gay un peu geek qui possède des livres rares sur la faune de Finlande. Tous ces personnages sont esclaves de leurs pulsions sexuelles ou de celles des autres, leur comportement analysé au prisme plutôt froid des lois biologiques de l’attirance chimique (les odeurs, parfums, phéromones, essences boisées, etc. sont très présents).
Le troll (appelé « Pessi », comme dans un poème finlandais racontant l’amour impossible entre un troll et une sylphide) lui, n’a pas voix au chapitre, mais il est le moyeu autour duquel tournent les évènements du roman. Il a un charme mystérieux qui contamine tous les personnages, et notamment Ange, qui voit en lui un rêve dangereux et l’antithèse de sa vie urbaine et superficielle. Il incarne les ténèbres (les trolls sont des prédateurs nocturnes), la nature sauvage, le désordre. Sa présence va rebattre les cartes dans la vie d’Ange et dans celle des gens qui vont interagir avec lui. Par son biais, la nuit, la forêt, le chaos vont progressivement s’immiscer dans l’immeuble jusqu’à un final radical et surprenant.
Conte urbain faussement naïf et assez sombre, ce roman interroge les rapports de domination et la place laissée à l’Autre, et à la Nature, dans une ville qui, progressivement, a tout grignoté. Lors de ma première lecture, la relation d’Ange avec Pessi et l’attirance qu’il ressent envers lui m’avaient un peu choquée (Pessi est à la fois un enfant et un animal, techniquement...), mais plusieurs dizaines d’années plus tard, je vois les choses très différemment. Ce livre a eu une grande influence sur mon écriture et mon imaginaire : j’y fais référence dans tout ce que j’ai écrit depuis, et sa couverture m’a fait découvrir le travail de Yoshitomo Nara. À chaque fois que je le relis, j’y découvre quelque chose de différent. C’est un roman multi-primé qui a consacré son autrice et qui, parait-il, sera un jour adapté au cinéma (je crains le pire). En attendant, je vous le conseille vraiment !
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