Chapitre 7
- Je voudrais te demander quelque chose ? dit Masato.
- Oui, répondit Kyoko.
La conversation avait lieu deux jours après leur première rencontre, toujours dans le même laboratoire.
- Voilà, j’aimerais pouvoir me déplacer librement, avoir des jambes. Je resterais dans le périmètre du laboratoire, bien sûr.
- C’est une bonne idée.
- Crois-tu que cela risque de gêner le professeur Osada, comme cela n’est pas son idée. Je pourrais aller partout en théorie avec des jambes. C’est une liberté qu’il ne m’a pas accordée au départ.
- Il ne t’a pas donné de jambes mais il a fait de ton cerveau le réseau mondial lui-même, ce qui représente bien plus que des jambes. Je pense que ce qui importe c’est l’explication que tu lui donneras quand il te demandera pourquoi tu as voulu des jambes. Que comptes-tu lui répondre à ce moment-là ?
- C’est pour te ressembler et avoir la liberté de mouvements que vous avez, vous, les humains.
- Tu n’as pas à me ressembler, et à personne d’autre d’ailleurs. Ce qui compte c’est que tu trouves ta propre identité. C’est cela qui fera de toi un être unique et donc un individu à part entière. Mais pour ce qui est de la mobilité, tu as raison. Nos entrainements au kendo n’en seront que plus intéressants. Je veux bien t’aider à trouver le moyen de te construire des jambes. Le plus important est le fait que tu ais formulé un souhait. Cela signifie que tu commences à avoir des désirs. C’est à cela que le professeur m’a demandé de travailler.
Ils fabriquèrent pendant les trois jours suivants des jambes pour Masato. Et ils travaillèrent aussi sur son apparence. La technologie faisant appel à l’équilibre sur deux jambes existait déjà, mais elle n’était pas satisfaisante à leurs yeux. Masato trouva le moyen de l’améliorer de manière significative en analysant lui-même sur le net toutes les bases de données disponibles sur le sujet, aussi bien robotiques qu’animales. Il profita de l’expérience de la jeune scientifique qui avait déjà travaillé sur des prothèses de jambes. C’était une experte en biomécanique et en biomimétisme.
Bien sûr Masato aurait pu être plus rapide, plus fort, ou plus endurant qu’un être humain, mais cela ne leur apparaissait pas nécessaire. Pour pouvoir s’intégrer dans le monde des humains, et apprendre au contact de Kyoko, il devait avoir des jambes ordinaires. Il devait pouvoir ressentir la fatigue ou la douleur. Il l’avait appris de la jeune femme. Il avait aussi compris que Kyoko avait en horreur le mythe de « l’humain augmenté ». Ce mythe tellement à la mode. En particulier dans les armées de nombreuses nations, mais aussi dans la publicité, et même chez certains top-modèles dotés de prothèses avant-gardistes. Sous prétexte de soigner des gens blessés ou handicapés, les militaires, appuyés par les gouvernements du monde entier, finançaient des programmes de recherche de prothèses « améliorées » comme ils disaient. Ils trouvaient dans les malades des individus extrêmement motivés pour tester toutes sortes de modifications pour le corps humain, même si elles devaient s’avérer douloureuses, difficiles à supporter, et bien souvent ratées. Il ne s’agissait pas de les aider à aller mieux, mais juste de mettre au point des techniques utiles soit pour « réparer » les soldats les plus performants, soit pour créer le combattant de demain : plus rapide, plus fort, plus résistant sur le terrain. Leur prix exorbitant ne les mettait de toute façon jamais à la portée de tout le monde. Ces nouvelles prothèses étaient un défi à la nature. Si au départ elles faisaient d’eux des individus augmentés, ils ne tardaient pas à se voir eux-mêmes comme des phénomènes de foire. Et ils percevaient un mélange d’admiration et de crainte dans les yeux des autres humains. En revanche, les prothèses qu’elle avait contribué à mettre au point, au cours de ses travaux de recherche, étaient parfaitement acceptées par l’individu et par son entourage, au point de se faire oublier. Des nouveaux membres avec les mêmes caractéristiques que ceux des humains, et avec la même fragilité. Si la nature avait mis des milliards d’années d’évolution à doter les humains de la douleur et d’une certaine fragilité, c’est que ces notions avaient un rôle à jouer dans leur existence. De même que la peur. Elles permettaient à l’homme de survivre en envoyant des signaux à son cerveau en cas de danger ou de blessure. Non pour le paralyser, mais pour le forcer à réagir. Des individus avaient dû naître dépourvus de peur ou incapables de ressentir la douleur, mais ils avaient été très rapidement en danger. Une simple blessure passée inaperçue avait dégénéré en infection, ou une situation à risques mal évaluée avait mené à un accident très grave. En revanche, des êtres fragiles et conscients de leurs limites avaient survécu. Et ils avaient transmis les gènes de la peur et de la douleur à leurs descendants, leur permettant de survivre à leur tour. Dans la souffrance, certes, mais cette souffrance les avait sauvés. Comme aucune carapace n’était indestructible, la carapace était devenue intérieure : c’était la conscience de ses propres limites.
- Il faut respecter la nature Masato, avait confié la jeune femme au robot. Pourtant tu n’es pas issu de l’évolution naturelle. Et encore moins de ses lois. Tu es une construction humaine. Mais tu fais quand même partie de la diversité, même si ce n’est pas de la biodiversité, tu es toi aussi un produit de cette diversité. Je suis confiante en l’avenir. De toute façon nous n’avons pas le choix. Il faut forcement être confiant en l’avenir pour pouvoir avancer. Quand ton esprit aura atteint son plein potentiel tu auras un pouvoir illimité sur cette planète. Ce pouvoir ne vient cependant pas de toi, il vient de la diversité de cette planète, des gens qui t’ont conçu, de ta famille en quelque sorte. Respecte toujours la diversité, c’est le plus important, c’est là la vraie richesse. Un monde uniforme avec des gens qui pensent tous la même chose serait triste et voué à l’extinction. La diversité, l’innovation et la créativité sont les vraies richesses. Tu les feras tiennes en protégeant la diversité des humains, de la nature, des civilisations, des cultures. Nourris-toi de cette diversité, fais-la grandir partout sur cette planète dès que tu le pourras. Choisis toujours la diversité, dans toutes tes décisions, c’est le plus important. C’est peut-être pour cela que le professeur Osada a fait de moi ton professeur. Il savait que je t’enseignerai cela. Regarde l’exemple d’internet. Nous avons aujourd’hui un accès à pratiquement toute l’information et à toute l’intelligence de la planète en quelques clics. Mais dans quel but ? Sans motivation, cela ne sert à rien, cela n’a aucun sens. La motivation est la clé de tout. Pour toi, le problème est le même. Dans quel but existes-tu ? Je suis là pour te structurer, pour t’aider à construire ta personnalité, tes valeurs. Le professeur Osada m’a confié cette mission. Il n’a pas voulu faire ce travail lui-même. Il a voulu que ce soit moi. Peut-être était-ce pour lui un moyen de se protéger, en confiant à quelqu’un d’autre cette responsabilité ultime. À quelqu’un de différent de lui. Ou à quelqu’un de plus jeune tout simplement.
- Se protéger ? Mais de quoi ?
- Cela fait peur de s’interroger sur ce que tu peux devenir.
- C’est-à-dire ?
- Quand tu seras amené à faire des choix, ton pouvoir sur l’humanité sera immense. Tu pourras être partout en même temps grâce à internet. Ton cerveau est le réseau mondial lui-même. Tu pourras surveiller tout le monde, et agir sur l’ensemble de nos vies. Tu pourras influencer les décisions des humains, les pousser à se faire la guerre ou à se soumettre à ta volonté ! Ou même tout simplement tu pourras modifier nos mentalités, notre manière de voir le monde et nos valeurs, et tout cela sans que personne ne s’en aperçoive… Lentement, en manipulant et en sélectionnant les connaissances à mettre en avant sur le net. Comme le fait un moteur de recherche : il influence déjà notre culture en nous proposant telle ou telle réponse en première page d’une recherche internet. Les gens qui contrôlent un moteur de recherche peuvent même réécrire l’histoire en agissant lentement sur les mentalités par les définitions et exemples qu’ils citent en première page des recherches des utilisateurs. C’est un pouvoir immense qu’ils ont, et personne ou presque n’en a conscience. D’une certaine manière le pouvoir que tu auras à ton plein potentiel sur les humains existe déjà. Il réside dans les algorithmes des moteurs de recherches et des intelligences artificielles actuelles. De plus en plus de scientifiques et de philosophes se posent des questions sur les conséquences d’internet sur nos vies. Sur l’hyperpuissance de l’informatique, sur ce monde de l’information globale. Avec les intelligences artificielles, les humains pourraient ne plus être les maîtres de leur propre destin. Les scientifiques ont appelé ce point de non-retour la singularité technologique. C’est une allusion à l’horizon d’un trou noir en astronomie et à sa singularité. La limite de non-retour de toute information ou matière. L’endroit d’où même la lumière ne peut s’échapper, du fait de la gravité énorme du trou noir. Ce qu’il y a derrière, nul ne le sait. Pour l’informatique c’est pareil, lorsque le progrès lui-même sera le produit de l’intelligence artificielle, nul ne pourra plus prévoir ou même tenter d’imaginer l’évolution du monde. C’est cela la singularité technologique.
- Pourquoi le professeur veut il me donner un tel pouvoir ?
- Les humains agissent parfois de manière irraisonnée. L’art par exemple a besoin d’une part de folie pour exister et s’exprimer. Des gens qui ne font que des choses « raisonnables » n’auraient jamais réalisé de peintures ou de sculptures. Ils n’auraient jamais composé les plus beaux morceaux de musique. C’est après que l’on comprend que c’était important, que l’on comprend le génie des artistes. Pour créer, il faut être un peu fou. C’est ce brin de folie dans nos vies qui constitue le génie. Cela permet l’innovation alors que rien ne le demande ! Il faut se lancer, il faut oser faire sortir « l’inutile » de nos têtes. C’est de là que viennent les plus belles réalisations humaines. C’est de là aussi que vient le progrès. Progrès dont tu es issu. En réalité, seul ce que nous créons nous tire un instant du néant, le reste n’est que de la survie. Même l’amour est lié à notre instinct de survie, pour nous permettre de transmettre nos gènes. La créativité par contre est un acte gratuit !
- Une intelligence artificielle comme moi a-t-elle déjà été capable de créer quelque chose spontanément ?
- Pas à ma connaissance. Les humains n’ont jamais réussi à construire une machine capable de créer elle-même quelque chose volontairement, d’en avoir le désir, de produire une réelle innovation, quelque chose d’inattendu. C’est peut-être là que le professeur Osada butait, et c’est pour cela qu’il avait besoin d’aide. Quelqu’un d’extérieur comme moi pouvait faire avancer son projet à l’endroit où il bloquait.
- Mais pourquoi tient-il tellement à transférer ces capacités humaines, l’innovation, le libre-arbitre à une intelligence artificielle ?
- Je ne sais pas. Je pense que comme moi il a peur que quelqu’un d’autre dans le monde réussisse avant lui et n’en fasse un mauvais usage. Il adore et il redoute en même temps le progrès. Tu sais, nous sommes au Japon, le pays qui le premier a vu les conséquences de la bombe atomique sur sa population. C’est dans ce pays que le six août 1945 la science s’est exprimée de la manière la plus abjecte. En tuant en une fraction de seconde des dizaines de milliers de personnes, et en précipitant des centaines de milliers d’autres dans des souffrances atroces. Tout cela parce qu’un jour un homme particulièrement curieux, Albert Einstein, en essayant d’expliquer ce qui se passerait si l’on pouvait chevaucher un rayon de lumière, a fini par comprendre que la matière elle-même était de l’énergie. L’espace, le temps, la matière et l’énergie étaient désormais liés par sa théorie. De toute façon, si lui ne l’avait pas compris à ce moment-là, d’autres l’auraient compris un peu plus tard. Tout simplement parce que le monde était mûr pour cette découverte. Et la bombe aurait éclaté ailleurs.
- Penses-tu que je pourrais être pire que la bombe atomique ?
- Oui. Et j’en suis même sûre. Mais l’important ce n’est pas que cette bombe existe, l’important c’est ce que l’on décide d’en faire maintenant qu’elle existe, car elle devait exister. Et pour toi, c’est pareil !
Cette dernière parole traversa l’air calme du soir comme une menace. Il n’y avait plus rien à ajouter. Kyoko avait livré ses peurs à une machine, comme elle l’aurait fait à un ami. Il y eu un long silence.
- Allons tester mes nouvelles jambes, lança le robot.
Elle fut surprise de cette réaction décalée. Comme une échappatoire à leur conversation, comme si le robot avait senti la gravité de sa dernière phrase, et après réflexion avait trouvé un moyen de faire retomber la tension.
- C’est entendu allons courir ensemble, cela me fera du bien !
- Cela nous fera du bien, dit Masato en se levant.
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