Chapitre 14
Kyoko entra dans le dojo, suivie de Masato. Elle portait une tenue décontractée, mais il y avait quelque chose de traditionnel dans ses vêtements. Et surtout elle avait sous le bras deux véritables sabres maintenus dans leurs fourreaux. Son pas était franc et décidé.
Bien sûr, elle n’avait pas accepté la résignation du professeur Osada, la veille, quand ils s’étaient entretenus dans son bureau. Bien sûr, elle s’était révoltée, et avait défendu l’existence de Masato en usant de tous les arguments en sa procession. Comme le professeur, elle savait dès le départ que son principe fondateur représentait un risque pour les systèmes informatiques mondiaux. Et même le risque de la prise de contrôle de l’ensemble du réseau par une intelligence artificielle… Elle lui avait rappelé pour cela leur première conversation, quand elle était arrivée pour travailler sur le projet plusieurs mois plus tôt. La part de folie évoquée par le professeur dans tout acte de création, les protections qu’il avait mises dans son code source pour pouvoir le neutraliser en cas de problème. Et surtout l’idée d’en faire « quelqu’un de bien » pour qu’il ne dérape pas, pour être sûr que cette aventure technologique ne tourne pas au désastre. Elle avait été tellement surprise par ce vieux professeur d’université, à l’origine d’un projet aussi ambitieux, risqué et novateur. Une fuite en avant pour créer un futur tourné vers le savoir et l’innovation, avant que d’autres n’utilisent l’intelligence artificielle comme instrument de pouvoir ou de destruction. Et puis cette résignation, si rapide. Tout arrêter sans se battre ? Sans défendre le projet auprès des autorités, avec les arguments qu’il avait su trouver pour la convaincre elle ?
Le professeur savait ce qu’il faisait. Obéir au premier ministre japonais et à ses homologues n’avait rien à voir avec le fait de s’adresser à une jeune chercheuse en robotique. Ils n’avaient pas les mêmes prérogatives. Pourtant il savait aussi qu’il devait faire confiance à Kyoko. Quoi qu’elle puisse entreprendre, la sortie de cette crise ne se ferait pas sans elle. Elle était la clé de ce projet, elle l’avait toujours été.
En la voyant entrer dans le dojo avec cet air grave et les deux sabres, il eut une frayeur qu’il réprima aussitôt. Il devait laisser son intellect prendre le dessus sur ses émotions. Il devait la laisser aller jusqu’au bout de sa démonstration.
- Masato, mets-toi en position de combat, et bats-toi réellement. C’est un ordre, code mille vingt-quatre, lança la jeune femme en se plaçant elle-même face au robot, le sabre fermement tenu entre ses mains.
Le professeur Osada blêmit. Elle avait trouvé le code de sécurité de Masato, et elle s’en servait contre elle-même. Comment avait-elle fait ? C’était un ordre auquel Masato ne pouvait qu’obéir, il était inscrit comme une priorité absolue dans son programme. Une sécurité que justement le professeur avait créée pour les protéger en cas de dérapage du robot.
Kyoko attaqua la première. Son sabre siffla à travers l’air dans la direction de son adversaire. Celui-ci para le coup et répliqua avec une agilité et une vitesse déconcertante. Mais la jeune femme avait une très grande expérience du kendo. Elle transforma le mouvement de la machine en une action en sa faveur. En le laissant glisser le long de son bras elle le bouscula au passage pour l’envoyer à terre. Masato roula en plaquant le sabre à plat sur le sol, puis se releva en utilisant l’énergie de sa chute. Il était devenu redoutable.
Les deux adversaires se faisaient à nouveau face. Tout le monde autour d’eux retenait son souffle. Takumi aussi était là, à la demande de Kyoko et du professeur. Il avait le visage livide. Il s’était demandé en la voyant entrer dans le dojo avec ses deux sabres si c’était une plaisanterie. Mais devant la tournure des évènements, il était tétanisé.
Le combat reprit. Kyoko lançait ses attaques avec une rage et une précision diabolique, et Masato trouvait toujours la riposte adéquate. Sans prendre l’offensive, mais en se défendant réellement. Les sabres au tranchant exceptionnel tournoyaient dans tous les sens autour du couple. C’était une danse, une danse ancestrale, avec ses codes. L’héritage de centaines d’années de tradition dans l’art du maniement du sabre. Et Kyoko était une danseuse exceptionnelle. Elle emmenait son cavalier là où elle voulait qu’il aille. Elle prenait l’initiative de chaque assaut, et à chaque fois celui-ci la suivait et lui donnait la réplique dans le sifflement des sabres étincelants. Cette danse dura un moment qui parut interminable à ceux qui les observaient. Mais elle restait une humaine, contrairement à son adversaire qui était un être de métal et de carbone animé par des systèmes électriques. Le souffle lui manquait peu à peu, alors que lui ne semblait pas être affecté par la durée du combat. Il était son reflet, avec la régularité d’un automate. Le combat devenait inégal. Kyoko compensait les faiblesses de son organisme à cours d’oxygène par la force de son caractère. Un engagement total se lisait à présent sur son visage. Elle cherchait à anéantir la machine, ce n’était plus un jeu. Sa survie en dépendait. Masato répliquait inlassablement avec une précision chirurgicale, sans porter ses coups pour ne pas blesser la jeune femme, mais en se défendant réellement. Le sabre de Masato finit par effleurer le bras de sa partenaire, et son sang se mit à couler. Les spectateurs de cette danse macabre eurent tous un mouvement de recul doublé d’un cri d’effroi. Pourtant, rien ne pouvait arrêter Kyoko, dopée par l’adrénaline du combat. Elle reprit sa position face à lui, et se rua dessus le sabre levé. Masato fut le plus rapide. Il mit son propre sabre dans sa main gauche et frappa violement la jeune femme au milieu de la poitrine de la paume de son autre main. Le corps de Kyoko, lancé à pleine vitesse, sembla rebondir comme une balle tant le choc fut violent. Elle poussa un cri et laissa échapper son sabre. L’assistance ne respirait plus, le temps semblait s’être arrêté dans ce dernier mouvement. Masato avait la main ouverte au bout de son bras tendu dans le prolongement de son geste, un genou au sol, et la pointe de son sabre baissé effleurait le tapis du dojo. À quelques mètres de lui la jeune femme à terre reprenait ses esprits, surmontant la violence du coup porté à sa poitrine, et elle cherchait du regard son propre sabre. Elle se releva brusquement et se précipita vers la lame pour reprendre le combat. Mais elle n’en eut pas le temps. Masato l’avait devancée et avait mis le pied dessus pour l’en empêcher. Le robot poussa pour la première fois un cri, ce qui terrifia les spectateurs présents : « Stop, je ne veux plus me battre ! Je refuse de reprendre le combat. ». Kyoko s’arrêta net. Le calme revint lentement sur son visage qui était à la limite de l’asphyxie. Et l’assistance entendit un long souffle sortir entre ses lèvres. Elle semblait délivrée. Le robot posa son sabre au sol, il s’assis lentement par terre face à elle, et resta immobile.
Le professeur Osada réussit à sortir de sa torpeur et à s’approcher de la jeune femme pour lui parler. Pendant ce temps, Takumi qui était allé chercher la trousse de secours, lui enroulait un bandage autour du bras pour empêcher le sang de couler.
- Cette démonstration était de la folie. Vous auriez pu mourir, ou être blessée beaucoup plus gravement !
- Je sais. Mais j’ai réussi.
- Et quoi donc ? À montrer que Masato est capable de blesser quelqu’un ? Ou de désobéir à un ordre de priorité absolue de son code source ?
- Je viens de démontrer qu’il est capable de libre arbitre, dit-elle d’une voix calme. Il n’y a plus de code, d’ordre, ou de programme. C’est sa personnalité qui décide maintenant. Et sa première décision a été de me sauver la vie. Je me serais battue encore longtemps avec lui, jusqu’à être beaucoup plus gravement blessée s’il ne m’avait pas arrêtée. Vous savez professeur que j’en aurais été capable.
Il le savait, et il se dit intérieurement qu’il avait eu raison de lui faire confiance. Il était même bouleversé par ce qu’elle venait d’accomplir. Elle se retourna alors, laissant là le professeur, et s’approcha de Masato toujours assis en tailleur au milieu de la pièce. Elle se baissa devant lui pour lui toucher le bras avec sa main, et lui dit : « Adieu Masato, je n’ai plus rien à t’apprendre, mon travail est terminé. Ce fut un honneur de passer ces moments avec toi ». Puis elle quitta la salle pour ne plus jamais revoir le robot.
Mais alors qu’elle allait franchir le pas de la porte, celui-ci se mit à parler : « Il y a plusieurs manières de se battre. C’est la leçon à l’intérieur de la leçon. Comme de savoir désobéir quand cela devient indispensable. Tu ne m’as pas montré uniquement la voie du sabre, tu m’as aussi montré la voie de la liberté. Merci Kyoko ».
Elle s’était arrêtée pour l’écouter. Elle sourit sans se retourner, et reprit son chemin.
- Fais-en bon usage !
Annotations
Versions