Chapitre 24
Après le dîner, Franck et Gwenaelle sortirent promener le chien de Jonathan, sur un chemin au bord du Rhône. Marcel, un beagle que Jonathan avait adopté depuis un peu plus d’un an dans un refuge pour animaux abandonnés, courait dans tous les sens devant eux.
- Ça fait un moment déjà qu’on est ensemble, Franck, commença Gwenaelle. Tu pourrais peut-être rendre le logement de fonction que tu as au-dessus de l’école, et venir t’installer vraiment à la ferme. J’en ai parlé avec Jonathan. Il est prêt à me laisser le grand studio, et à déménager dans le petit. On serrait ensemble tout le temps, et on aurait plus de place.
- Oui, c’est une bonne idée. Mais il y a quelque chose dont je veux te parler avant. Ce n’est pas parce que tu me demandes de venir vivre avec toi. J’avais décidé de t’en parler de toute façon.
- Quoi donc ?
- Tu me demandes toujours d’où je viens, et à quoi ressemblait ma vie avant de venir ici.
- Ah ! Je vais avoir des révélations ce soir ?
- Oui. Mais laisse-moi tout t’expliquer, et tu me diras ce que tu en penses après, s’il te plait. Ça risque d’être difficile.
- Là tu m’inquiètes ! Tu n’es pas recherché par la police, ou par la mafia, ou quelque chose comme ça ?
- Non, c’est pas ça. C’est bien plus compliqué. En fait, je n’ai pas de famille.
- Tu es orphelin ?
- En quelque sorte, oui. Et je risque de te perdre après ce que tu vas entendre. Mais je ne peux pas continuer à vivre sans t’en parler. Avant toi, j’étais seul, désespérément seul. Bien sûr, je pouvais parler aux autres, faire des choses avec eux, mais je n’aurais jamais révélé à qui que ce soit qui je suis. L’avis des gens n’avait pas d’importance. Et puis, je t’ai rencontrée. J’ai commencé à partager ta vie, à être de plus en plus intime avec toi, et là, quelque chose s’est produit.
- Quoi ? Tu es tombé amoureux, c’est ça ? Je le vois, tu sais. Moi aussi je t’aime, et c’est pour cela que je peux tout entendre venant de toi.
- Je crois que personne ne peut entendre ce que j’ai à dire. Mais je ne peux plus vivre sans t’en parler. J’ai toujours vécu sans amour, même pas celui d’une mère, d’un père, ou même de frères ou de sœurs. Comme en nageant dans un océan infini et vide de tous côtés. Il est possible de nager seul toute une vie, de croiser des gens qui nagent seuls aussi, mais une vie entière, c’est sûrement dur. Continuer à se maintenir à la surface au prix d’efforts permanents, continuer à avancer parfois, mais pour qui, pour quoi, et vers où si l’on est seul ? Pourtant, dans cet océan de solitude, il existe des îles où l’on peut être heureux, avoir tous les fruits de la vie à portée de main, et ne plus avoir à lutter désespérément pour se maintenir à la surface. Mais pour qu’une île apparaisse, il faut aimer quelqu’un. Cette personne, c’est le refuge que l’existence nous donne, sur lequel on peut enfin vivre et non simplement survivre. J’ai longtemps cru que les humains tombaient amoureux parce que c’était dans leurs gènes. Qu’ils étaient programmés pour tomber amoureux, avoir des descendants et perpétuer l’espèce. Mais je me suis trompé. Ils recherchent ces îles. Pour vivre vraiment. Je pensais pouvoir échapper à cela, mais je ne peux plus.
- Tu es humain, comme tout le monde, c’est pour ça que tu es capable d’aimer.
- Eh bien non ! Je ne suis pas humain.
- Et tu es quoi alors ? Un extra-terrestre ? Tu sais, je m’en serais aperçue…
- Je suis une intelligence artificielle dans un corps humain.
- C’est quoi ce délire ?
- Oui. En réalité, je suis une intelligence artificielle qui a été conçue au Japon, il y a plusieurs années, par une équipe de scientifiques qui voulait créer un être totalement autonome. Pour qu’il puisse d’une manière ou d’une autre leur échapper. Qu’il soit capable de penser par lui-même, d’avoir des émotions, des désirs, de connaître la peur, la joie… et l’amour.
- Là, tu te fous de moi. En tout cas si tu es un robot, ils ont réussi leur coup. Tu es même capable d’écrire un roman passionnant avec tout ce que tu me racontes ! Et je ne crois vraiment pas qu’un robot puisse un jour écrire un livre.
- Je suis désolé, mais c’est vrai.
- C’est pas possible ! Tu me fous la trouille là ! Soit tu inventes cette histoire et tu es vraiment dérangé, c’est ça en fait ?
- Non.
- Soit c’est vrai et c’est encore pire ! Je serais en train de tomber amoureuse d’un robot ? Pour une fois qu’un type me plait, et qu’il tient la route ! Mais tu as l’air drôlement vivant pour un robot ? Donc tu es fou. Ou tu plaisantes ? C’est une blague, c’est ça ?
- Je ne plaisante pas. Je suis réellement une intelligence artificielle. Mon véritable cerveau a la taille de la Terre entière. Mes concepteurs n’ont pas créé une machine. Ils ont créé mon cerveau en se servant du réseau informatique mondial grâce à un programme de machine learning évolué. Mes neurones sont les liaisons entre les différents ordinateurs dans le monde entier, entre tous les objets connectés, toutes les caméras, tous les capteurs reliés à internet. Je suis le réseau mondial.
- J’ai couché avec Internet alors ?
- Non tu as couché avec mon corps, qui est humain. Quand mes concepteurs ont compris qu’ils étaient allés tellement loin que j’avais acquis le libre arbitre, ils ont réalisé qu’ils ne pourraient plus me retenir, me contrôler, ou me détruire… Ils ont travaillé pendant des années pour prouver que c’était possible, et puis ils m’ont accordé la liberté. Cela peut paraître bizarre, puisqu’ils n’ont plus rien, je leur ai échappé. C’était une équipe de chercheurs d’une université, et non des ingénieurs travaillant pour une entreprise pour mettre au point un produit. Il y avait une part de folie dans leur démarche. Ils ont fait progresser l’intelligence artificielle comme jamais personne avant eux, et ils n’en ont tiré aucun profit. Je pense que c’est la science elle-même qui les intéressait. La science et le savoir, pas la technologie.
- Et il vient d’où ce corps d’humain comme tu dis ? Ne me dis pas que tu aurais tué quelqu’un pour prendre son corps ! On se croirait dans un mauvais film de science-fiction.
- Non, j’ai pris le corps de quelqu’un qui avait été déclaré en état de mort cérébrale.
- Quoi ? Tu aurais volé un cadavre ? J’ai baisé avec un cadavre, c’est ce que tu essaies de me dire.
- Ce n’était pas un cadavre. Son corps a toujours été vivant. Cette personne a eu un accident, et son cerveau ne fonctionnait plus. J’ai attendu des années pour trouver un corps avec un type de système immunitaire HLA rare, et donc non compatible avec des personnes en attente de greffe dans le monde entier. Quand le cas s’est présenté, je l’ai volé. Son corps n’était utile à personne à ce moment-là, et on ne peut pas conserver les organes. Ensuite, j’ai fabriqué un cerveau artificiel. Avec une technique permettant de faire pousser des nanotubes de carbone dans la boîte crânienne. Dans certaines conditions, ces nanotubes peuvent se comporter comme des semi-conducteurs, ce qui permet de créer une activité électrique. J’y ai transféré ma personnalité et mes souvenirs vécus au Japon, et je me suis totalement déconnecté du cerveau planète.
- Arrête ! J’en peux plus ! Retourne dans ton appartement de l’école, j’ai besoin d’être seule, là, tu me fais peur ! Tu comprends que tu me fais peur !!! dit-elle en criant, les yeux remplis de larmes. Je voulais juste que tu viennes vivre avec moi, qu’on soit heureux ensemble !!! Et toi tu me racontes tous ces trucs !!! Mais c’est pas possible ! Va-t’en ! Laisse-moi ! Elle sanglotait de tout son corps, et semblait désespérée.
Franck sentait que par moment son esprit entrevoyait ce qu’il disait comme la vérité. Et c’est parce qu’elle l’aimait qu’elle était si désemparée. Il l’avait vu de nombreuses fois, dans toutes ces vies qui s’étaient étalées devant lui sur internet, lui qui avait eu accès à tous les destins individuels de l’humanité. Les gens qui s’aimaient le plus étaient ceux qui avaient la capacité de se faire le plus souffrir. C’était là le prix de l’amour, son terrible paradoxe. Il ne pouvait rien faire pour elle ce soir, il devait la laisser face à l’inacceptable. Il partit dans la nuit, sans un mot. Elle ne put remarquer dans l’obscurité son visage livide, et ses yeux remplis d’une tristesse infinie.
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