Chapitre 25

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Il n’arrivait pas à dormir. Il restait assis sur une chaise, devant son bureau, la gorge serrée. Il n’avait jamais ressenti cela avant. Son apprentissage de la douleur. Ses paroles, les réactions de Gwenaelle, tout repassait en boucle dans sa tête prête à exploser. Il était fatigué, mais incapable de se reposer, épuisé, mais ne pouvait pas dormir. Il ne l’avait jamais vraiment compris en regardant les autres vivre. Il pouvait constater leur douleur, leur désespoir, mais pas les ressentir. C’était peut-être cela finalement être humain : souffrir sans blessure apparente. Lui qui avait voulu partager leur existence pour pouvoir apprécier une simple gorgée d’eau, leur complexité lui apparaissait maintenant, des sentiments s’étalant de l’amour au désespoir. Mais pour vraiment les comprendre, il devait les avoir vécus.

Il pensa alors que s’il était en train de souffrir autant, Gwenaelle devait vivre des moments encore plus terribles. Il ne pouvait pas la laisser seule ainsi, au milieu de la nuit. Il sortit en courant de l’école et se précipita vers la ferme, comme attiré par quelque chose de plus fort que lui.

Quand il frappa à la porte du studio, dont il avait vu les fenêtres encore éclairées de loin, Gwenaelle ouvrit. Elle était hébétée, et n’avait plus la force de le repousser. Elle lui tourna le dos et partit s’assoir sur une chaise dans la cuisine, sans un mot. Il la suivit.

- Je savais que cela te mettrait dans cet état, je suis vraiment désolé.

- Mais pourquoi tu me racontes tout ça ? Pourquoi ? Qu’est-ce que j’en ai à foutre de tes histoires ? Maintenant je crois que tu es fou. Que tu inventes un monde dans ta tête, et que tu y crois tellement que cela en deviendrait presque vrai. Tu ne m’aimes pas, sinon tu ne m’aurais pas balancé tout ça. Prends ça ! Fais-en ce que tu veux ! Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse maintenant ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ? Dire à tout le monde que tu es le plus grand des mythomanes. Que cela peut même être dangereux pour tes élèves. Un professeur capable d’inventer des trucs pareils. Essayer de me faire croire ça, à moi. Moi qui t’aimais.

- Non, je ne suis pas fou, et aucun humain n’a à craindre quoi que ce soit de moi.

- Tu vois, tu recommences. Mais toi aussi tu es humain mon pauvre. C’est pas possible que tu sois autre chose !

- Si.

- Et comment tu ferais pour paraître si humain si tu n’étais qu’une machine ?

- J’ai eu accès à l’ensemble du savoir et de la technologie de cette planète. Toute la recherche, toutes les données. Tout le vécu de l’humanité accumulé sur le réseau. Je me suis nourri de tous les récits, des émissions, des films, de toutes les correspondances par mail, de tous les profils sur les réseaux sociaux, absolument tout. Du moins, avant de me déconnecter, et de vivre.

- Et tout ça pour atterrir ici, à Peyrieu, comme professeur d’une classe de CM1-CM2 ?

- Oui. J’avais même tous les pouvoirs, et j’ai décidé de ne pas les utiliser. Je pouvais agir sans que personne ne s’en aperçoive, ou le faire au contraire au grand jour, me faisant craindre ou adorer. Je pouvais remodeler le monde. J’avais le pouvoir d’un dieu sur la Terre.

- En fait, tu es un dieu mi robot mi cadavre si je comprends bien. Et tu aurais pu résoudre tous les problèmes de cette planète ? Faire en sorte que les gens partagent les richesses de la nature de manière équitable, limiter les changements climatiques, la surpopulation, mettre fin à la menace nucléaire qui plane au-dessus de nos têtes, donner un accès à la santé et à l’éducation à tout le monde, permettre l’égalité homme-femme dans tous les pays, et même faire respecter les droits des enfants si souvent bafoués… tout ça, tu aurais pu le faire ?

- Oui.

- Alors pourquoi tu ne l’as pas fait ? Pourquoi ? Plutôt que de venir foutre en l’air ma vie, en me laissant tomber amoureuse de toi pour me briser ensuite !

- De quel droit aurais-je pu changer tout ça ? Avec quelle légitimité ? Le monde dans lequel vous vivez est la conséquence de vos actes, de ce que vous êtes. Celui que tu me décris serait devenu le jouet d’un supercalculateur. Je n’étais pas forcément plus sage que vous. J’aurais même pu vous supprimer de la surface de la Terre. Trouver que finalement vous êtes une espèce nuisible pour toutes les autres, pour la vie elle-même et sa diversité, pour l’équilibre de cette planète. Les humains sont devenus des super prédateurs arrogants. Pourquoi mériteraient-ils qu’on les sauve d’eux-mêmes ?

- Tu te rends compte de l’énergie que je mets pour transmettre des valeurs de respect de l’environnement à tous ces enfants. Et pour cultiver ces légumes bio sans « intrants » chimiques. Comme cela est dur d’être pliée en deux tout le temps à arracher des mauvaises herbes à la main, à récolter des légumes à la main. Parfois, c’est tellement dur, que je pleure toute seule dans mon champ. Quand il ne pleut pas assez et que tout est desséché, ou bien quand la grêle détruit des mois de travail en quelques minutes. Avec Jonathan, parfois, on se demande si on ne ferait pas mieux de tout abandonner, de trouver un emploi dans une usine, de faire nos heures, et puis c’est tout ! Alors quand tu me dis que tu avais soi-disant tous les pouvoirs, que tu aurais pu améliorer nos vies à tous et que tu ne l’as pas fait, cela me dégoûte.

- C’est pour toutes ces raisons que je suis venu chercher une vie simple ici. Une vie dans le vrai. Et que je suis tombé amoureux de toi. La réalité est ce que l’on en fait, jour après jour, goutte de sueur après goutte de sueur. Je t’admire plus que quiconque, toi qui nourris ces enfants à la force de ton corps, dans un monde qui utilise des machines partout pour générer du profit. Toi dont le courage et le labeur ne seront probablement jamais reconnus, qui ne deviendras jamais riche, qui le sais, mais qui le fait quand même, parce que tu as des convictions. C’est toi l’humanité. Ce ne sont pas ces financiers, ses industriels, ces politiciens qui dirigent le monde, et qui laissent à des algorithmes boursiers le soin de fermer ou d’ouvrir des usines dans n’importe quel pays, pour gagner toujours plus d’argent. Qui en plus bombent le torse devant les caméras et les appareils photos, parce qu’ils ont réussi, parce qu’ils sont le symbole de la réussite ! Mais ils ont réussi quoi ? À devenir plus riche, en se servant du travail des autres, c’est ça ? Ils n’ont pas plus d’humanité que les ordinateurs qui servent leur quête de profit, de croissance et de pouvoir. Toi tu es dans le vrai. Tu travailles la terre de tes mains et tu construis, geste après geste, peine après peine, un monde meilleur. C’est toi qui as raison ! Pas eux ! C’est pour tout cela que je t’aime.

On ne lui avait jamais rien dit de si beau. Mais elle n’avait plus la force d’entendre quoi que ce soit de plus. La nuit avait été trop longue, trop éprouvante.

- Rentre à l’école, s’il te plait. Laisse-moi, je vais dormir un peu. Ne t’inquiète pas, ça va aller.

- D… d’accord…

Et il partit à nouveau sur le chemin, en direction de l’école. Les premières lueurs du jours apparaissaient à l’est, au-dessus de la dent du Chat.

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