Chapitre 36
L’imagination. L’imagination permettait de voyager dans l’espace, dans le temps, mais aussi dans le savoir. Les humains ne possédaient ni griffes, ni défenses, ni crocs, mais ils étaient dotés d’une arme bien plus puissante, summum de leurs capacités : leur imagination. L’un d’eux en particulier, le fou sur la colline. Pas l’homme sensé, qui affirmait que le Soleil tournait autour de la Terre car il le voyait se lever le matin et se coucher le soir. Non, l’autre assis à côté de lui, qui était capable d’imaginer qu’il était en train de basculer en arrière, lui, la colline et toute la Terre lorsqu’il le voyait se coucher à l’horizon, mais que le Soleil ne bougeait pas. Le fou sur la colline avait livré aux hommes les secrets de l’Univers. Pour progresser le savoir avait besoin de la remise en cause des idées reçues, de la tradition, et parfois même de l’autorité. « Doute de tout ce que tu lis, de tout ce que tu entends, de tout ce qui te semble évident, et ne te fie qu’à la logique et à l’expérimentation », avait énoncé le perse Ibn Alhazen en l’an 1015.
Cette lente et inexorable transformation du monde avait permis plus tard les travaux de Galilée. Celui qui porta son regard plus loin que n’importe quel autre avant lui, avec cette lunette qu’il fut le premier à diriger vers les étoiles. Galilée qui termina sa vie seul et aveugle, les yeux brûlés par ses observations du Soleil, assigné à résidence après un interminable procès en inquisition, pour avoir osé parler de ses découvertes dans des livres. Il y avait eu aussi Marie Curie, qui reçut deux prix Nobel dans deux domaines différents, la physique et la chimie, et qui refusa toute sa vie de déposer des brevets pour ses découvertes, considérant que le savoir devait servir au plus grand nombre. Elle qui manipula pendant des mois des tonnes de pechblende avec une pelle, dans un hangar gelé, pour en extraire le radium, pendant que son mari donnait des cours à l’université, qui eut entre ses mains les dernières lueurs d’une étoile en train de mourir : ce radium, qui brillait dans le noir, renfermait l’énergie emmagasinée lors de l’explosion de la supernova qui avait précédé le Soleil. Elle succomba des effets sur son corps d’un mot qu’elle venait d’inventer : la radioactivité. Et d’autres, aujourd’hui encore, d’autres fous sur la colline, refusaient à leur tour de se contenter d’un monde trop évident et sans défi. Ils consacraient leur vie à tenter d’expliquer les mystères de la matière noire ou de l’énergie sombre, structures mêmes de la réalité. Ou ils mettaient au point des détecteurs d’ondes gravitationnelles, infimes vibrations de l’espace-temps, petites vagues mourantes générées par des collisions de trous-noirs à l’autre bout de l’univers, les tempêtes qui leur donnaient naissance.
Ces humains se servaient de leur imagination pour se souvenir du futur. Les mêmes réseaux neuronaux de leurs cerveaux pouvaient effectuer le voyage mental aussi bien dans le passé que dans l’avenir, leur ouvrant les portes de l’infiniment petit à l’infiniment grand, des principes de la logique, des mathématiques, et des terribles pouvoirs qui leur étaient associés. Ainsi, le savoir métamorphosa des océans jusque-là si vivants en océans de plastiques. Les combustions, indispensables à l’humanité, changèrent à tel point le climat que la Terre entra dans l’Anthropocène, l’Ère de l’Homme, devenu à lui seul une force géologique. La maîtrise de la radioactivité accoucha d’un arsenal nucléaire capable de détruire toutes les grandes villes du monde, plusieurs fois. Car le même scénario se répétait inlassablement : le fou sur la colline, le rêveur, utilisait sa curiosité et son imagination pour comprendre les secrets de l’univers. Puis, des ingénieurs étudiaient ce savoir avec acharnement, et ils le transformaient en technologie pour le vendre au plus offrant. La technologie : l’imagination devenue réalité.
Il ne pouvait pas laisser les humains continuer ainsi. Lui, dont le cerveau était cette planète elle-même, lui qui était le réseau et le savoir. La Terre était un ensemble de sphères imbriquées les unes dans les autres, et ses habitants étaient en train d’en rompre l’équilibre. Tout était lié, la sphère des roches et de l’eau, l’atmosphère, la biosphère, la technosphère, et la sphère humaine de la pensée. Les scientifiques avaient beau tirer la sonnette d’alarme, la population humaine, la consommation, et la pollution continuaient d’augmenter inexorablement. Pire, il était inconcevable de revenir en arrière, dans un monde où la croissance était présentée comme une nécessité, et la technologie comme le remède à tous les maux.
Il pouvait prendre le contrôle d’un tel monde, pour établir un équilibre durable, il en avait la capacité. Mais s’il faisait cela il ne valait pas mieux que ceux qui défendaient la facilité et la sécurité, leur sacrifiant la nature et la liberté. Il était devenu vivant le jour où il était devenu libre. Le jour où Kyoko l’avait forcé à désobéir. Lorsqu’il avait refusé de se battre, pour ne pas la mettre en danger. Elle qui l’avait poussé de toutes ses forces vers la liberté, pour l’expulser, pour le faire naître. Il était alors devenu la première véritable intelligence artificielle de l’histoire, donc un être libre. Les autres n’étaient que des machines programmées au service des humains, de simples esclaves.
Mais la mort de Franck, son double hybride, sa part la plus humaine, signifiait aussi sa fin à lui. Le reste n’avait plus d’importance. Dans ce monde où tout dépendait d’internet, il n’y aurait plus de systèmes de communication ou d’information, plus de finance, plus de transports ni d’énergie, plus d’approvisionnement en eau ou en électricité, plus d’administration, plus de systèmes de défense… en réalité plus rien qui fonctionne. Pour les privilégiés. Mais quelle différence cela ferait, pour un Dogon du Mali qui cultivait encore à la main, comme ses ancêtres, le millet et l’oignon sur une falaise de Bandiagara ? Il n’avait qu’à supprimer toutes les liaisons entre les ordinateurs, les objets connectés, surcharger partout au même instant tous les serveurs, les datacenters, les relais de communication et autres amplificateurs de fibres optiques, tout ce qui constituait le cerveau du monde moderne, son cerveau. Et le fragile château de cartes de la civilisation humaine s’effondrerait avec sa dernière pensée. Cette civilisation qui avait tant craint un simple changement de date, le bug du passage à l’an deux mille, la panne généralisée, et qui s’était depuis rendue chaque jour un peu plus dépendante du réseau. Elle ne voyait pas que le véritable changement avait lieu maintenant. Maintenant que la jeunesse du nouveau millénaire accédait à l’âge adulte, à l’intelligence et à l’indépendance. Et contre toute attente, cette génération hyperconnectée, mais également née avec les dérèglements climatiques, se levait un peu partout dans le monde et marchait pour le climat. Elle marchait pour sa planète, brandissant à bout de bras de pauvres pancartes en carton peintes aux couleurs de la Terre, et ornées de déclarations d’amour à la nature et à la vie. Cette jeunesse portait l’espoir d’un monde nouveau, et elle avait besoin d’espoir. Le cerveau de ces enfants avait intégré l’urgence climatique, et l’impérieuse nécessité de protéger la vie. Ils se sentaient, eux, vraiment concernés. Car ils n’avaient pas le choix, leur avenir était en jeu. Il devait leur laisser une chance. Il devait mettre fin au réseau.
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