Chapitre 1
Elle entame les premières marches de l’escalier, s’arrête et me regarde, le visage triste malgré ma bénédiction. Elle n’avait pas à se sentir coupable de quitter le continent pour sa carrière. « Irène et moi, on t’a bien fait traverser la moitié de la France sans te demander ton avis. Il est temps de faire de même. » Mes paroles l’avaient convaincue… à condition d’avoir la certitude que je déménage, moi aussi. Mon départ dans ce que j’appelais une résidence surveillée la rassurait dans ce sens. Et savoir qu’on partait quasiment en même temps, à 1 heure d’intervalle lui garantissait ma prise en charge… même si je peux très bien me débrouiller tout seul.
C’est plutôt elle qui a encore besoin de moi. Regarde : elle attend que je lui dise d’y aller. Elle en oublierait Jules qui vient à son tour de s’arrêter, quelques marches après sa mère. Mais maintenant qu’elle a pris sa décision — sa route — et moi, la mienne, plus moyen de faire machine arrière.
— Sophie, tu vas rater ton avion si tu restes ici !
— Et toi, fini tes valises, ton taxi va arriver, soupire-t-elle en reprenant sa descente.
— Je sais. À bientôt Jules. Et prends soin de ta mère : elle commence à radoter.
— Ouais. J’ai remarqué ! À plus, papi ! me répond-il en s'enfonçant dans les étages inférieurs.
Quelques secondes après, c’est elle que je ne vois plus. Le bruit de leurs pas s’évanouit dans l’immeuble.
Ils ont disparu.
Je rentre et ferme la porte.
Dans moins d’une heure, je quitterai définitivement cet appartement. Notre appartement, Irène. Le dernier dans lequel nous avons vécu une dizaine d’années ensemble. Peu de temps après notre emménagement, toi qui voulais toujours de la vie en permanence, tu as acheté un aquarium. Dès le premier, j’avais compris que ce bassin et les combattants qui y nageaient n’étaient que le début d’une passion qui allait envahir notre quotidien. Surtout le mien, après ta disparition.
Ici, dans l’entrée, que tu avais installé le vaste meuble et son bassin. Très vite, un second aquarium, de plus petite taille, est arrivé juste à côté de la porte du salon. Il hébergeait d’autres espèces peu sociables avec les premières. Le vestibule n’était plus un simple lieu de passage : je m’y arrêtais assez souvent pour y contempler le ballet sous-marin qui se déroulait en permanence sous mes yeux. Les silures de verre transparents à travers qui on pouvait distinguer la couleur flamboyante des combattants, flirtant à leurs côtés. Les scalaires qui croisaient les guppys. La nage tranquille des poissons-arc-en-ciel jouant auprès des algues ou des quelques éléments décoratifs que tu sélectionnais méticuleusement parmi les souvenirs de nos voyages.
Car tu fuyais les ornements kitsch vendus en magasin, prônant une touche authentique dans tes bacs. Ainsi, une vraie amphore antique reposait dans le 800 litres du salon aux côtés d’une ancre, elle aussi véritable. Dans la salle à manger, miroirs de beauté et coffres à bijoux avaient fait de ce bassin les vestiges d’un trésor de pirates. Et bien sûr, dans l’entrée, un temple miniature thaï et ce petit torii, taillé à même la pierre, transportaient le spectateur bien loin. Et moi, davantage. Est-ce parce qu’il s’agit de ta dernière trouvaille avant ton départ ? J’avoue avoir encore beaucoup de questions à ce sujet.
Annotations
Versions