Chapitre 2

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  Des questions, il s’en est posé aussi le petit. Enfin, le petit… T’as vu comment ça grandit à cet âge-là ? Je me suis rendu compte de ça quand il est venu me voir avec sa mère, pour mon anniversaire.

Sophie s’inquiétait beaucoup pour moi à cette période. Je peux la comprendre. Pourtant, quelques semaines après ta disparition, l’improbable s’invita dans l’appartement et chassa de mon esprit les idées noires.

Quand sa mère me rendit visite, Jules, à son arrivée, était resté scotché devant l’aquarium, observant les espèces aquatiques que je venais de racheter et la caméra qui les fixait. Puis il déboula dans le salon.

— Papi ! Papi ! C’est quoi le contraire de poisson ?

— Jules… on discute, là, intervint sa mère.

— Pas de soucis mon grand. Si tu as une question, tu peux la poser, même sans lever le doigt. Tu veux savoir quoi, Jules ?

— C’est quoi le contraire de poisson ? répétait-il, tout excité.

— Ah, et bien c’est ce qu’on appelle un contrepoison. Si on se fait mordre par un serpent, par ex…

— Non ! Pas poison ! POISSON ! Le contraire de poisson !

— Ah, ça Jules, faut excuser papi. Il entend plus très bien, s’amusait-elle. Et puis, je ne suis pas sûr qu’il y ait de réponse à ça.

— Détrompe-toi ! Et bien, mon cher Jules, le contraire de poisson, c’est… un contre-poisson, lui affirmais-je avec un sourire satisfait. Sophie leva les yeux au ciel.

— Alors… il y en a un dans l’aquarium ! répondit Jules, d’un air grave, en pointant du doigt le vestibule.

— Ah… je vois. J’en ai plus que 2 petits et 2 gros ! Je croyais qu’ils sautaient par-dessus l’aquarium, mais vu ce que tu me dis, les petits doivent se cacher sous le gravier pour ne pas se faire dévorer par les plus gros.

— Non non. C’est pas ça ! Ils se cachent pas ! Regarde dans ta caméra ! C’est pas ça… intervint Jules.

— Bon, mon chéri : continue d’observer là-bas et tu nous diras ça après, d’accord ?

Sophie caressa la tête de Jules. Par sa douce invective, elle ferma ainsi cette parenthèse.

Le petit bonhomme reparti en courant vers l’entrée, à son poste d’observation. Il y resta jusqu’à la fin de l’après-midi.

Il était 18 heures. J’embrassai ma fille avant son départ et remerciai Jules du cadeau qu’il m’avait offert.

  Quand je refermai la porte, je pris moi aussi place face à l’aquarium. Le ronron du moteur à oxygène et les mouvements fluides des scalaires m’apaisaient. Ceux-là mêmes que j’accusais, à tort, d’être devenus subitement des prédateurs. Comme chaque jour, je comptais les survivants. L’avant-dernier guppy venait d’être effectivement englouti. La vidéo de la caméra sous-marine retransmise sur mon smartphone confirmait bien la disparition du petit poisson. Ce qui n’empêchait pas l’ultime représentant de sa race à continuer à se cacher dans les algues, poursuivre son comparse à travers des roches volcaniques ou à nager à proximité du petit portail japonais. Celui que tu avais déniché dans un bouiboui nippon, lors de notre dernier voyage. Avant l’accident.

  Je quittai alors mon poste d’observation pour rejoindre le salon et m’autoriser un petit verre de fin de journée. J’avoue qu’après ton départ, un seul ne me suffisait pas pour faire face à ta disparition tragique et à l’ironie de la vie : avoir fait le tour du monde, survécu à des piqûres de scorpions, un raid de rebelles ou des maladies tropicales pour te voir périr en trébuchant dans l’escalier de l’immeuble. J’aurais vite sombré dans l’alcool sans l'apparition de ce phénomène qui m’obligea à rester alerte, en pleine possession de mes moyens.

  En revenant de la cuisine, un nouveau poisson avait disparu. Il n’en subsistait plus que deux. Le gros scalaire, occupé à picorer une pastille alimentaire et le petit guppy qui continuait à nager jusqu’à frôler son compagnon survivant. J’observais l’un et l’autre pour vérifier leur abdomen et y distinguer la moindre boursouflure. En vain. Je suis resté un long moment devant l’aquarium ce soir-là. Un poisson de 2,5 centimètres ne pouvait pas dévorer un scalaire de 6 fois sa taille. Mes explications ne dureraient plus très longtemps.

Pourtant, elles s’entendaient. D’ailleurs, un mois auparavant, suite à la disparition de mes deux premiers guppys, j’avais cru moi-même qu’ils avaient été dévorés par leurs congénères. Jusqu’à ce jour où j’assistai de mes propres yeux à l’incompréhensible : un poisson venait de passer sous le petit portail japonais puis, comme s’il nageait à l’envers, aspiré par un courant invisible, il fit machine arrière pour disparaitre. Purement et simplement. Il n’apparaissait plus de l’autre côté. Le poisson s’était volatilisé.

  Pris de court, j’avais été chercher mon téléphone pour garder des traces du phénomène. L’appareil avait fait la focale sur une poussière collée à la vitre de l’aquarium puis sur une algue au premier plan avant d’enregistrer l’image floue d’une forme flottante légèrement colorée s’estompant peu à peu. Netteté et contraste revinrent au moment où il ne restait plus rien à voir. Dès lors, je passais la majeure partie de mon temps face à l’aquarium dans l’espoir d’assister au phénomène en direct. De jour, comme de nuit. Durant cette période, j’installai mon matelas dans l’entrée afin de veiller le plus longtemps possible devant le bassin. C’est à partir de ce moment que Sophie a commencé à avoir des soupçons.

Très vite, je me rendis compte de l'inefficacité de ma surveillance. Les quelques poissons restants s'évaporaient sans que je puisse capter la moindre image. Il me suffisait d’aller aux toilettes, me faire à manger et bien sûr, m’assoupir pour que le phénomène se produise.

  Au lendemain de la disparition du dernier poisson, je rachetai une dizaine de guppys, deux scalaires et une caméra sous-marine d’aquarium pour être sûr de saisir ces instants. Il me fallait des preuves. Me persuader que mes observations étaient bien réelles.

Après ça, tout s’est enchaîné très vite. En quinze jours, 8 guppys avaient disparu en empruntant tous le même chemin. Et j’avais la collection de toutes les traces vidéos de ces disparitions que Jules venait de confirmer la semaine suivante en les ayant vus de ses propres yeux. Évidemment, personne ne l’avait cru. Sa mère la première. Comment peut-on croire quelqu’un qu’on écoute à peine, pour autant qu’on puisse considérer cela ?

  Je ne devais plus exposer ce phénomène ni à Sophie, qui aurait refusé cette réalité, ni à Jules qui n’était pas en âge de comprendre. Je replaçai mon matelas dans la chambre en y déménageant également l’aquarium. Et fermai la porte à clef.

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