Chapitre 6

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  Je continuai ainsi à poster chaque nouvelle vidéo de disparition, empruntant les espèces des autres bassins jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus aucun dans l’appartement. Arrivé à ce stade et avant de me réapprovisionner, je tentai une expérience. Que se passerait-il si ce n’était pas un poisson qui franchissait le portail ?

J’entrepris alors de répondre à la question. La peur au ventre, je plongeai lentement, la main dans le bac, l’index tendu vers le petit torii. Je me souviens des sueurs froides qui perlaient sur mon front, mes respirations profondes qui couvraient par moments le bruit de la pompe de l’aquarium. Le bras immergé dans cette eau, trop claire, d’une douceur intruse et dont la tiédeur malaisante amplifiait mon stress, je me convainquais à poursuivre. J’allais franchir le portail du doigt. Je gonflai mes poumons, me préparant au pire. La caméra sous-marine enregistrait. Mon smartphone était en mode téléphone sur le numéro 15; il n'y avait plus qu'à lancer l'appel. Je passai en revue tous les scénarii possibles. Sans pour autant prévoir ce qui arriva. J’introduisis l’index sous l'arche miniature. Puis me penchai davantage au-dessus du bassin pour constater que mon doigt était bien de l’autre côté. Je restai un moment ainsi, le doigt tendu sous un petit élément de déco, attendant une sensation quelconque. Je remuai des phalanges, introduisis le majeur, puis l'annulaire en plus sous l’élément. Mais rien ne se produisait. Je venais de plonger la main dans un aquarium pour faire passer mon index sous un torii miniature et m’étonnais de le voir à sa sortie. Voilà tout. Fin de « l’expérience ».

  Les confins du ridicule avaient-ils été atteints ? Sans doute, en particulier parce qu’il s’agissait de la première vidéo diffusée en live. Et elle avait retransmis le plus fidèlement possible cet instant. À moins que ce ne soit avec cette nouvelle diffusion dans laquelle j’avais émis l’hypothèse qu’il fallait qu’un corps entier traverse le portail. Pour réaliser cette expérience, j’utilisai un jouet — plus exactement, un mini-sous-marin télécommandé — que j’appris à manœuvrer pour lui faire franchir la zone test. Le résultat vidéo fut, là encore, le parfait reflet de cette autre expérimentation. On y voit un modèle réduit dans un aquarium passer sous un torii miniature. Rien de plus. Rien de moins. Ces retransmissions ne furent suivies d’aucun commentaire. Encore aujourd’hui d’ailleurs. Et ce n'est sans doute pas un hasard si les dates de ces vidéos correspondent aux désabonnements des quelques internautes.

C’est aussi à la même période que je me réapprovisionnai en poissons et que je commençai à piétiner dans mes recherches.

  J’étais parvenu à mesurer l’essentiel, notamment l’après-disparition. Ce moment que personne ne pouvait observer et que la caméra ne pouvait montrer. Mais ensuite ? J’avais beau utiliser la métrique de Morris-Thorne, tourner dans tous les sens les différentes données, revoir mes variables ou espaces topologiques pour définir de nouveaux chemins, rien n’y faisait. Je devais voir la vérité en face : j’étais dans une impasse.

  Sans autre ressource, je rachetais dix guppys. À l'instar de leurs prédécesseurs, ils disparurent et en respect du cadre que je m’étais fixé, à chaque fois, je postai les vidéos qui, systématiquement, se suivaient de quelques commentaires toujours aussi peu utiles. J’étais arrivé au bout. Je tournais en rond comme les poissons derrière cette vitre. Sauf que, eux, parvenaient à trouver une issue sans même la chercher. Spontanément. Instinctivement. Une démarche bien loin de ma nature, de ma culture, mais que j’adoptai néanmoins quelques jours plus tard. Sans même en avoir conscience.

  Ma troisième journée d’errance prenait fin dans mon appartement-labyrinthe. J’avais épuisé toutes mes ressources, mes formules, mes connaissances. Je n’avais plus de nouvelles théories plausibles et mon stock de nouveaux poissons venait à nouveau d’être aspiré par le portail. Mécaniquement, je finissais de déposer la vidéo de la dernière disparition.

Quand ce fut fait, je relus d’un œil distrait les précédents commentaires des crétins qui se gargarisaient de suffisance, d’arrogance ou se servaient de ma plateforme comme du dernier salon où l’on cause. Je ne sais pas pourquoi j’ai repiqué une tête dans cet océan d’absurdités et de lieux communs. J’étais pourtant usé par mes recherches ; ces zéros sociaux allaient finir d’éroder mes rares éclats de vitalité qui subsistaient. Il était trop tard pour repartir à l’animalerie, je n’avais plus d’idée ni d’énergie. La seule chose qui me restait, c’était une bonne bouteille de blanc.

  J’entamai alors le rituel consacré qui consistait à apprécier la couleur de la robe et les parfums qui se libéraient du verre. Je m’installai confortablement sur le canapé-lit du salon et commençai à me délecter du cépage sacré. Bercé par la douceur traitre de cette cuvée 2017, je me repassais les messages qui encadraient mes vidéos, amusé de l’idiotie et la puérilité générale qui s’en dégageait. Ces remarques finissaient par me faire rire. J’allais jusqu'à m’y intéresser, me documentant sur les quelques mots de jargon qui revenaient cycliquement. À la fin de la bouteille, je lisais moins vite. Mon œil sautait des lignes et mon pouce scrollait par inadvertance d’un passage à un autre. Leurs propos défilaient, m’égayaient. Je buvais leurs paroles, j’absorbai leurs vaporeuses critiques. Au point même d’avoir adhéré à l’une d’elles.

Numéro d’appel entrant : Allo Taxi

Ça y est. On vient me chercher. Le taxi doit être en bas de l’immeuble.

Je raccroche. Direction ma chambre.

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