Chapitre 7
Je prends le trousseau de clefs dans ma poche et ouvre la porte avec précaution. Je pénètre dans la pièce à pas feutrés en mesurant chacun de mes mouvements. Les particules en suspens sont toujours là, par centaines, flottant dans l’air de la chambre. Elles dégagent la même fragrance d’ammoniac entêtante qui a fini par envahir l’espace. En surface du bassin au torii, posé au pied du lit, les minuscules coquilles, réceptacles de ces pollens aériens, surnagent encore à fleur d'eau.
Elles étaient apparues la première fois il y a quelques semaines. Au lendemain de cette soirée où j’avais vidé la bouteille de blanc avant d’appliquer la suggestion d’un internaute : mettre le portail dans l’autre sens pour voir ressurgir les poissons. Je fis ainsi pivoter le torii puis attendis quelques minutes. L’absence totale de résultat me fit éclater de rire; mon dernier regain d'énergie s'éteignit sur le canapé-lit du salon.
Dans la nuit, je fus réveillé par une soif aussi intense que l’était mon mal de crâne. Les 75 centilitres de Condrieu y étaient sans doute pour quelque chose ; l'étrange émanation entêtante qui s’était emparée de l’appartement également. Des effluves âpres, des relents ammoniaqués empoisonnaient l’atmosphère. Dans le couloir, en direction de la salle de bain et du cachet de paracétamol que je briguais, l’odeur était encore plus forte. Elle semblait provenir de la chambre. Je me couvris alors le nez et la bouche avant d’entrer.
Je poussai la porte et scrutai le bassin. De minuscules coquilles y flottaient. Elles ressemblaient à de gros grains de poivre blanc irisés qui commençaient à recouvrir une partie de la surface de l’eau. De là s’échappait cette odeur forte et écœurante. Aussitôt après, je m’aperçus que ces petites perles apparaissaient du torii. Autant j’avais vu les poissons disparaître, purement et simplement, autant ces baies blanchâtres jaillissaient du portail de la même manière. Je dus stopper mes observations quand mes nausées eurent raison de moi. J’aérai la pièce avant de la fermer à clef et me réfugiai dans la salle de bain pour y prendre de quoi me soulager. Je passai le reste de la nuit dans le canapé-lit du salon à contrôler à distance ces apparitions avec mon téléphone portable et l’œil de la caméra sous-marine.
Je me couchai au petit matin. Mais après une bonne douche et une rasade de café, je pensais analyser ces nouveaux évènements et m’en servir pour continuer mes recherches.
Le lendemain, j’étais réveillé par la venue de Sophie et Jules. Aussi, j’attendis leur départ pour entrer à nouveau dans la chambre. Il y faisait froid, mais l’odeur s’était volatilisée. Quant au phénomène, il venait encore d’évoluer : la surface de l’eau de l’aquarium était désormais entièrement recouverte de ces coquilles flottantes. Certaines d’entre elles étaient même ouvertes. J'observais ce tapis de graines quand je vis l’une d’elles éclore sous mes yeux. Une sorte de petit pollen s’en échappa. Les particules évoluèrent au gré des courants d’air avant de s’envoler par la fenêtre. Je refermai celle-ci. Puis repris mes observations sans à avoir à attendre longtemps une autre éclosion. La poussière resta en suspension dans la pièce. Je n’osais pas encore le prélever. Subjugué, hébété, je demeurais le spectateur de ce nouveau phénomène. Aussi, je fis pivoter la caméra pour l’orienter vers moi, vers l’extérieur de la vitre, dans l’espoir d’avoir des traces de ces évolutions.
Si l’on me distinguait nettement à travers le verre du bassin, on ne voyait pas pour autant la petite particule en suspension. Un détail si microscopique ne pouvait être vu qu’à l’œil nu. J’abandonnai alors rapidement l’idée de capter cela avec l’objectif de mon smartphone : celui-ci ne cherchait qu’à zoomer les aspérités du mur de la chambre. Le nez sur mon appareil, je n’avais pas vu les deux nouvelles coquilles s'ouvrir et lâcher leurs pollens qui vinrent se positionner à d’autres endroits de la chambre tout en restant en suspend dans l’air.
Cette soirée, je m’assis sur le lit, aux premières loges des éclosions qui se succédèrent. J’observais l’étrange organisation qui se créait sous mes yeux. Tour à tour, les pollens sortaient de leur réceptacles pour se propager dans la pièce à différents points précis. Certains se posaient au sol, d’autres au plafond et entre ces deux extrêmes, ces particules en suspension restaient statiques dans une zone qui semblait être la leur. Elles répondaient non pas à une localisation aléatoire, mais plutôt à une place définie en fonction de celles qu’occupaient les entités voisines.
Au beau milieu de la nuit, je me relevai pour reprendre une bouffée d’oxygène et un cachet pour les maux de tête — car l’odeur d’ammoniac n’avait jamais été aussi forte. C’est en revenant de la salle de bain que je vis dans le reflet de la fenêtre quelque chose que je n’avais pas encore perçu. Toutes ces particules formaient un ensemble, un réseau. La réverbération de la vitre m’en montrait l’envers. Si la position des pollens était identique, le reflet dévoilait des liens phosphorescents qui semblaient se tisser entre chacun d’eux pour composer une sorte de toile. Je fis le tour de cette brèche qui restait invisible à l’œil nu. En revanche, mon smartphone captait sans problème la forme que dessinait le réseau de particules qui s’étendait du sol au plafond et s’évasait suffisamment en son centre pour le traverser.
C’était comme une faille à peine perceptible, un passage indiscible qui venait de s’ouvrir.
Et qui n’est toujours pas refermé.
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