Chapitre 2
Le fou a un nom, et il a un passé très précis. Un monde tristounet où il vit comme un paria dans un atelier bourré de gadgets inutiles, à ruminer sa solitude. Cela transparaît dans ses phrases, même s’il ne le fait pas exprès. Il en paraîtrait presque lucide, mais je ne suis pas dupe. On ne me la fait pas. L’univers, en danger ? Si c’est vraiment le cas, deux adolescents sont incapables de l’aider à le sauver. Surtout moi, qui ne peux m’empêcher de douter de la moindre phrase qui sort de la bouche de ce soi-disant « scientifique raté ».
— Mes outils sont restés en haut, bien sûr. C’est très ennuyeux.
— Mais… Matthias, dis-je en articulant exagérément, que signifie donc « en haut » ?
— Il vient du monde d’au-dessus, explique Clément.
— C’est pas à toi que je demandais.
Non seulement il répond à la place du fou, mais en plus, il a l’air de comprendre des choses qui n’ont pas été dites.
— Votre planète est une cellule vivante, dit alors Matthias posément, avec ce ton calme que les professeurs du lycée devraient adopter plus souvent. Elle fait partie d’un corps si grand que vous ne pouvez pas le voir. Un corps qui vit lui aussi sur une planète, une cellule. La cellule d’un corps plus grand encore. Et ainsi de suite.
Je ne réponds rien. Je le regarde en pensant qu’il n’avait plus dit de truc aussi idiot depuis qu’il nous a parlé de l’autre Terre, devant le lycée. Peut-être que son état s’améliore. Que si je joue le jeu comme Clément, il va rester lucide et que… oh, et puis flûte. Je commence à flipper.
— Donc en fait, je suis composée moi-même de milliards de planètes ?
Allez, que quelqu’un éclate de rire. C’est drôle, non ? Mais Matthias acquiesce et Clément garde son sérieux et un calme impénétrable. J’aimerais bien, de temps en temps, deviner ce que pense Clément.
— Sur chacune de ces cellules, poursuit Matthias, vivent des créatures identiques d’une planète à une autre. Dans mon monde, il existait un Clément et une Léa, nommés autrement, en tous points identiques à vous deux. Et sur chacune de vos cellules, et des planètes de votre univers, existent également un Clément et une Léa.
Je m’apprête à dire quelque chose, n’importe quoi, quand Clément ouvre la bouche :
— Comment sais-tu tout cela ?
Je fronce les sourcils. C’est lui qui ne devrait pas savoir. Pas Matthias.
— Il existe un Omniscient sur chaque planète, répond Matthias sans se démonter. Il s’agit d’une personne qui a conscience de l’infinité du système dans lequel nous vivons, et qui voit en chacun l’existence de ses doubles sur toutes les cellules de l’univers.
— De l’univers…, répété-je. De notre univers ?
— Non, réplique Matthias. De l’infini. De celui-ci, de ceux d’au-dessus et d’en dessous. L’Omniscient de mon monde m’a expliqué tout cela. Le sosie de Clément.
— En gros, ce sont des dimensions parallèles, dis-je en me souvenant d’un film que j’ai vu là-dessus.
— Rien à voir, réplique Clément avec assurance.
Je le regarde autrement. Clément, mon ami de toujours, très calme, peu bavard. Qui connaissait tous les enfants de l’école, pardonnait les bêtises, comprenait ce que je ne pouvais pas comprendre, tolérait. Il est… l’Omniscient. Beurk. J’ai fini par accrocher à la théorie de l’autre fou. Je suis perdue pour la cause, moi aussi. Mais j’aime bien cette théorie. Et à la fois, elle me fait peur.
Clément lève soudain la tête, se dirige vers le salon et attrape la télécommande. Il allume la télévision. Mon cœur manque un battement.
— … de temps il faudra pour retrouver des survivants. Des équipes sont mobilisées pour déterminer les causes de ce séisme, et comprendre pourquoi l’épicentre a été frappé avec une telle ampleur en Finlande, un pays qui n’avait encore jamais connu une telle catastrophe. Tout de suite, un reportage sur les volcans auparavant éteints dont les éruptions secouent toute l’Europe.
La présentatrice a le regard écarquillé, très inquiet. Matthias, tout surpris qu’il est du fonctionnement de nos « médias », fait les cent pas en lâchant des soupirs à fendre l’âme.
— Déjà ? murmure-t-il dans sa barbe. C’est trop rapide…
Clément change de chaîne. Ici on parle d’inondations, là d’avalanches, d’incendies, de glissements de terrain, de tsunamis… je regarde Matthias, plus paniqué que moi, bien plus encore que Clément. Agacée, je vais à la fenêtre. La rue est animée comme toujours, les passants se croisent, portant leurs sacs plastique pas vraiment écolo, les lunettes de soleil dans les cheveux, la mine triste et quotidienne d’un Parisien de sortie en semaine. Je peux arrêter le temps, rien qu’en regardant cette rue. En cet instant, je sais ce que je vis. Un instant de vie normale, anodine, sans aucun danger. Le fait de sentir tout cela me permet de faire une pause pour moi-même, comme si tout simplement, je mettais un petit marque-page à ce moment de ma vie. « Le moment où Léa regarde par la fenêtre, et où il ne se passe rien de grave ».
Clément arrive derrière moi, interrompant cette pause subliminale.
— Ça va ? dit-il prudemment.
Je me retourne, le regarde avec un haussement de sourcil ironique. Il lève les yeux au ciel. Eh oui, mon pote. C’est toujours moi, j’ai pas changé. C’est pas la fin du monde qui va me faire paniquer. T’aimerais voir ça, hein ? Eh bien, tu peux aller te brosser.
— Ton super copain Matthias, il a un plan ? dis-je en m’efforçant d’avoir l’air insouciant.
— Il veut refabriquer ses appareils. Je vais passer acheter des fournitures au magasin de bricolage. Tu veux que je te ramène quelque chose sur le chemin ?
— Je suis pas tellement d’humeur pour du travail manuel.
— Léa…
C’est à peu près maintenant que je cesse d’être fière vis-à-vis de moi-même, et que j’admets être plutôt inquiète. Cependant, ce n’est pas demain la veille que je laisserai à Clément le plaisir de s’en apercevoir. Si je l’accompagne, je vais être trop collante. Je décide d’opter pour un mouvement bref du menton en direction de la télévision, jetant nonchalamment un :
— Fais gaffe, quand même.
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