Les cendres du passé
Owen se prit le pied dans un caillou saillant et chuta douloureusement sur les genoux. Un mélange d’exaspération et de rage bouillonnait en lui. Avec cet œil manquant, ses repères s'avéraient caducs. Jamais de toute sa vie il n’avait autant tordu son cou pour observer les alentours. Il ressemblait à l'un de ces oiseaux de malheur incapables de voir droit devant eux. Cette analogie ridicule l'irritait au plus haut point.
Son handicap le ralentissait et un insidieux mal de crâne venait se joindre à la valse des peines. Il avait finalement obtenu une gourde remplie d'eau, encore accrochée à la ceinture d'un défunt. Malgré les nombreuses gorgées, le goût du sang demeurait présent entre ses dents. Il se râcla la gorge et propulsa une glaire rougeâtre avec l'air de sa bouche.
Quel preux chevalier faisait-il ! Au lieu de lambiner et de se maudire, mieux valait poursuivre son chemin.
Le village apparut enfin dans l’unique orbite d’Owen. La fumée fuligineuse qui en émanait était de mauvais augure. Elle faisait suite à un incendie étouffé par les précipitations glaciales. Cela ne pouvait signifiait qu'une chose : les Worgros avaient assailli le hameau.
Marie. Espérance.
Owen canalisa ses restants de volonté et de courage, puis reprit sa progression.
Plus il approchait, plus le cri des goélands avares résonnait. Un festin s’offrait à eux et le chevalier errant venait les déranger. La puanteur du massacre lacéra ses narines avant même qu'il n'entre dans le hameau côtier. Puis, lorsque ses pas foulèrent la rue principale de l'agglomérat d'habitations, sa pupille dilatée se mit à gigoter frénétiquement.
Des corps… Des corps partout.
Tailladés. Démembrés. Dévorés.
Les Worgros avaient mis les habitants de ce village en charpie. Ne pouvant s’empêcher de scruter ces pauvres bougres qu’il avait autrefois connus, Owen marcha poussivement jusqu’à chez lui. Il n’eut pas à atteindre sa demeure pour trouver sa femme. Elle n’en avait pas réchappé. Sa dépouille gisait dans une ruelle fangeuse.
La peau noircie par les flammes, seul le haut de son corps se révélait encore présent. Owen s’écroula. Dans les mains de Marie, était comprimée la peluche de leur fille. Elles avaient pris la fuite, toutes les deux. Fatalement, les Worgros les avaient rattrapées.
Pourquoi n’avaient-ils pas fait évacuer les villages proches de la bataille ? Owen en voulait au roi et au conseil de guerre. Sa colère n’était néanmoins guère justifiée. En temps normal, jamais l’armée de Koordie n’aurait perdu cette bataille. Mais la normalité s’était évaporée avec la magie.
Owen prit le corps de sa femme dans ses bras et le berça paisiblement. Ces fumiers de barbares avaient accumulé tant de victimes qu’ils avaient laissé derrière eux des restes de leur repas morbide. Sa fille, en revanche, ils ne l’avaient sûrement pas mangée. Non. Un sort autrement abominable se voyait réservé aux enfants capturés par les Worgros.
Owen sentit les ultimes bribes de sa volonté se briser, et s'évanouir au rythme des larmes qui roulaient sur son visage. Plus de famille. Plus d’honneur. Plus d’armée. Le royaume ne tarderait pas à choir sous les hurlements barbares. L’avenir ne se présentait plus que comme un puits de ténèbres. Owen n’avait plus aucune raison de prolonger cette pathétique vie de valeureux chevalier.
Il n’avait plus rien.
A part son corps.
Et sa colère.
Un rictus sardonique naquit sur les lèvres d’Owen. Son affreux faciès se déforma sans qu'il ne puisse le contrôler. S’adressant à sa défunte femme, il déclara : « Je vais leur offrir ce qu’il me reste. Je vais leur donner mon corps pour qu’ils puissent se rassasier. Mais avant cela, ils goûteront à ma vengeance. »
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