Accalmie
Comme on pouvait s’y attendre, Aurore s’était renfrognée à l’idée de passer la nuit dans la grotte. Les âmes des défunts les hanteraient après un tel affront, selon elle. Théodore l’aurait suivie sans rechigner, s’il l’avait fallu. Mais le chevalier obtus était resté sur sa position. Aucun intérêt à loger ailleurs alors que le feu avait déjà réchauffé ce lieu.
Afin d’atténuer la contrariété de la jeune fille, Théodore avait rebouché la faille dans la muraille rocheuse. Un par un, il avait soulevé les blocs à s’en casser le dos tandis qu’Owen se passait de la pommade sur ses récentes blessures. L'odeur pestilentielle s'était dissipée progressivement, retournant se terrer dans son antre sanguinolent.
Lorsque chacun eut achevé sa tâche, ils se regroupèrent pour se sustenter de la viande noircie et grillée. Personne ne s’en plaignit cependant. La venaison dure comme du cuir leur apporta un plaisir insoupçonné après cette épreuve.
En outre, la mâchoire du chevalier gonflait à vue d'oeil après le choc qu'il avait encaissé. Ainsi, parler le lançait. Théodore apprécia cette accalmie et s'en rassasia davantage que son repas.
Et comme si Aurore cherchait à le martyriser, elle posa une pluie de questions à l’éborgné. Elle s'avouait impressionnée par sa capacité à déduire la famille d’un animal à partir de son cri. Surtout à travers plusieurs centimètres de roche brute. En son for intérieur, Théodore dut l’admettre : il l’était aussi.
Le sujet le ramènerait de façon inévitable sur son passé. Owen l’éluda donc adroitement. En tant que baroudeur, reconnaitre un animal par son cri, son odeur ou ses traces s'avérait essentiel, voire vital. Aurore comprit qu’il ne désirait pas développer davantage sur cette question.
En fait, au fil de la discussion, Théodore assimila le fait que le chevalier n’aimait pas parler de ses propres qualités. L’humilité. Il demeurait donc une valeur dans le cœur de ce rustre. Et dire qu’un jour le roi l’avait adoubé. Quel fait d’armes ou exploit avait-il accompli pour atteindre ce rang honorifique ?
— J’ai eu si peur lorsque les fenns se sont mis à tourner autour de nous, déclara soudain Aurore. Ils sont beaux, magnifiques même, mais férocement puissants.
— Le fenn est l’animal emblématique de l’une des familles d'Orion, compléta Théodore voyant qu’Owen ne répondrait pas.
— Effectivement. J’ai toujours craint l’écusson des Hira à cause de cette gueule ouverte et emplie de crocs.
— Le duché de l’Orion aime imager sa force au travers de la figure du fenn.
— Il parait qu’il existe dans les pays très chauds, loin au sud-ouest, une race de petits fenns. Des sortes de louveteaux du désert.
— Des fennecs, confirma Owen, que le sujet avait intrigué. Là-bas, ils sont nommés autrement. Mais les gens d’ici, en découvrant ces fenns miniatures, les ont baptisés en référence aux animaux qu’ils connaissaient. En tant que messagère, tu devrais savoir cela, non ?
Le ton du chevalier se montrait équivoque. Etait-ce de la provocation pure et simple ? Théodore aurait voulu qu’il retire ses soupçons, mais la jeune fille ne se démonta pas.
— Je ne suis pas en charge des missions sur ces territoires.
— Pourtant, tu es arrivée par la plage ouest, poursuivit le chevalier toujours aussi suspicieux.
— Certes. Mais la partie sud est gérée par un autre messager.
— Ah ! Alors tu dois sûrement t’occuper du nord-ouest. Le royaume des Worgros et des autres peuples barbares.
— Chevalier ! Cesse de la tourmenter.
Owen se leva en jurant. Il fit un grand geste signifiant qu’il laissait tomber. « Ça ne t’intéresserait pas, toi, de savoir d’où provient notre sauveuse du monde ? » Puis, il partit vers la sortie de la grotte. Au passage et à son insu, il frappa du pied une main encore suintante. Elle émit un son spongieux et écoeurant. La noirceur l’avait dissimulée jusque-là, ce qui arracha à Owen un grognement de surprise.
Théodore se préparait à voir Aurore secouée de haut-le-cœur, mais il n’en fut rien. Elle saisit le membre détaché et l’ausculta comme s’il s’agissait d’une œuvre aux multiples interprétations. Avec une douceur presque incommodante, elle fit glisser ses doigts dessus.
— Ces monstres sont… affreusement résistants. Je sais que ce ne sont pas des humains normaux. Mais, comment se fait-il que leur chair soit si solide, si ferme ? Est-ce dû à ces tatouages qui arpentent l’entièreté de leur corps ? Est-ce une protection magique ? Un don de leurs suzerains-sorciers ?
— Ce ne sont pas des tatouages, réfuta le chevalier. Mais l’origine de leur résistance se trouve bien ici. Les Worgros ne portent pour la plupart pas d’armure, car cette dernière est intérieure. Chaque ligne que tu peux sentir dans la chair de cette main est un fil de métal. Un matériau inconnu que nous ne parvenons pas à faire fondre, et donc aucunement à exploiter. Les éclaireurs ayant traversé la mer pour espionner ces monstres sont revenus avec des explications inquiétantes. Dès qu’ils ont atteint leur taille d’adulte, les Worgros s’insèrent ces fils sous la peau. D’où cette carapace à la place des tissus tendres de la chair.
— C’est répugnant.
— Et extrêmement douloureux, je suppose.
Aurore hocha mollement la tête, tenta d'imaginer les peines endurées par ces guerriers infernaux. Puis, détachant son regard du membre privé de corps, elle fixa le champion.
— Vous ne cessez de triturer ce médaillon. Pourtant, il est brisé.
Le changement de sujet interloqua Théodore, qui ne sut quoi rétorquer. La jeune fille avait raison. En évoquant ce processus inhumain que s’infligeaient les Worgros, le champion s’était rassuré en touchant son médaillon : le symbole de sa foi et de sa fonction.
— C’est tout ce qu’il me reste du Lion. De ma conviction. Il me rappelle mon devoir. Il me protège contre l’infamie qui se répand sur nos terres.
— Mais le Rugissement du Lion qu’il contenait s’est évanoui dans la nature. Son pouvoir est présentement caduc. Un tesson de bouteille vous protégerait bien plus efficacement
— Êtes-vous donc insensible à la foi d’un homme ? fit Théodore, un fugace sourire sur les lèvres.
— Non, bien au contraire. Mais vous faut-il obligatoirement une babiole pour exprimer ce qui se trouve dans votre cœur ?
— Je… Non. Il représente beaucoup pour moi. Ce n’est pas une babiole.
— La foi n’est pas un objet que l’on peut garder sur soi. Enfin, je sais ce que vous vous dites. De quel droit une adolescente me fait-elle la morale à propos de mes croyances et de mon attitude ?
Théodore ne trouva pas de mots pour répondre. Objectivement, la petite était dans le vrai. Pourtant, le champion restait persuadé que sans ce médaillon, bien que brisé, il ne pourrait pas garder longtemps la tête sur les épaules. Alors qu’il faisait mine d’ouvrir la bouche, Owen le coupa.
— Nous devrions dormir, fit-il en se rapprochant. En nous levant tôt demain, nous atteindrons la forêt avant midi.
Tous trois suivirent sa préconisation. Entre la froideur de la nuit humide et la chaleur du foyer, ils dormirent d’un sommeil agité. Agité par des âmes perdues, esseulées et étrangères à ces terres.
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