La Hyène
Une aube terne et froide s’invita dans leur rustique couche, réveillant par là même leurs courbatures. Dormir à même la roche, ou presque, ne reposait que guère le corps. Owen ouvrit l'oeil le premier. Il s’attrista en constatant que les précipitations avaient repris. Au loin, le tonnerre assenait son verdict comme un juge colérique.
Owen avait l’habitude de voyager seul sur de longues distances. Il avait donc nécessairement appris à préparer des boissons aux herbes pour adoucir les douleurs musculaires. Tandis que les deux autres voyageurs s’éveillaient péniblement, le chevalier fit bouillir de l’eau dans une casserole cabossée que possédait la messagère. Il prévint ensuite Aurore qu’il utiliserait ses herbes pour l’élaboration du revigorant. Lorsqu'il mélangea les ingrédients, la boisson parfuma la grotte d'une douceur appréciable.
La tisane chaude les revivifia et ce fut avec appétit qu’ils dévorèrent chacun un fruit, cueilli dans les alentours, avant de prendre la route. Leur allure ne se révéla pas plus rapide que la veille. Le chevalier peinait à enchainer convenablement les pas. Grande bienfaitrice, Aurore décida assez tôt après leur départ de le prendre par la main afin de le guider. Régulièrement, elle lui glissait des indications et des avertissements : une pierre en face son pied droit, un rameau sans feuille au niveau de son visage, une flaque profonde juste devant...
Théodore dut, de son côté, se débrouiller seul. Ayant brisé son bâton en olivier lors de leur chute dans le vallon, il substitua sa claymore à son ancien outil. En plus de remplir ce rôle à merveille, l’épée s’incrustait dans la terre pierreuse et humide, et permettait au champion de se tracter.
Ils aboutissaient dans l’ultime parcelle du vallon lorsque Aurore se mit à harceler le chevalier de questions. Hier, il n’avait pas totalement satisfait sa curiosité et elle n’était pas décidée à rester sur sa faim. Owen se savait pris au piège. Elle le tirait par la main et le conduisait avec habilité. Elle ne le lâcherait donc pas de sitôt.
Les premières interrogations ne furent qu’un appât pour attirer le chevalier dans une zone de confort et de confiance. Mais elle cherchait la confidence, Owen n’était pas dupe. Derrière eux, le boiteux accéléra le pas pour entendre la suite de la conversation.
Owen eut soudain envie de vociférer, de cracher sa frustration. Sa vie ne les regardait aucunement. Mais malgré ses élans d’irritation, une partie de lui se laissa attendrir. Cette gamine, lucide et désinvolte, lui remémorait par certains aspects sa turbulente Espérance.
— Hier, lors de notre rencontre, vous nous avez dit que votre vie contre celle des Worgros était tout ce que vous pouviez nous offrir. N’avez-vous donc plus rien à quoi vous tenez ?
— Je n’ai plus rien à perdre, non, répondit Owen qui se savait pris dans les filets de la fureteuse.
— Pas d’amis, de famille, de compagne ?
Owen dévisagea l’adolescente. Sous sa capuche qui dégouttait d’eau de pluie, ses yeux brasillaient de curiosité. Le chevalier se résigna à satisfaire son appétit.
— Je n’ai plus de famille. Je possédais une maison et du terrain sur le plateau occidental. Ma femme Marie et ma fille Espérance y résidaient. Durant l’attaque des Worgros… Elles ne s’en sont pas sorties vivantes.
— Je suis désolée pour elles. Et pour vous. En fait, je le suis pour tous ceux qui ont perdu la vie dans l’assaut de ces barbares. Mais nous les vengerons tous, je vous en fais le serment.
Dans leur dos, Théodore s’étonna de ce que disait le chevalier. Une famille, répéta-t-il avec une intonation qui réclamait des éclaircissements. Il était rare de rencontrer des chevaliers errants ayant fondé une famille, voire même s’étant attaché à une personne par amour.
Il arrivait assez fréquemment de croiser un chevalier Ours ou Cerf avec une compagne car, de par leur rang, ils étaient amenés à rester longtemps au même endroit. Cependant, concernant les autres castes de chevaliers errants, cela demeurait beaucoup moins usuel.
— Contrairement à la majeure partie de la jeunesse noble de Koordie, j’ai fait mon entrainement aux armes auprès d’un forgeron. J’ai perdu mes parents très tôt, et je n’avais ni l’argent ni l’entregent pour être formé par un maitre d’armes. Au fil des années, j’ai appris à connaitre la fille de ce forgeron. Elle se trouvait toujours là pour me tenir compagnie, me remonter le moral ou panser mes plaies. Elle est l’unique amie que je n'aie jamais eue. Lorsque j’ai été adoubé, je l’ai naturellement demandée en mariage. Nous avons bâti notre maison sur le plateau à l’ouest, en Orion. Marie était tout pour moi. Et elle m’a donné une fille… Une fille que je ne reverrai sans doute jamais.
— Pourquoi le plateau de l’ouest, fit Aurore pour dévier le sujet sensible.
— Parce que je prends souvent la mer pour rejoindre les îles occidentales.
— Attendez ! Mais quelle caste avez-vous intégré ? demanda promptement Aurore, qui commençait à voir plus clair dans la vie du chevalier.
— Celle des éclaireurs. Ou des assassins… Je suis une Hyène.
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Une Hyène.
Théodore reçut un choc à la poitrine. Les réactions d’Owen à son égard prenaient un sens limpide. Voilà pourquoi ce chevalier haïssait tant les champions de la foi. Voilà pourquoi il méprisait Théodore et l’invectivait à la moindre occasion.
Le champion tenta d’intervenir, mais une indigence de mots le frappa. La honte l’étranglait et embrouillait ses pensées.
Théodore se ressaisit. Non ! Le passé ne pouvait justifier toute la haine d’Owen. Cela n’excusait pas non plus sa désertion durant la bataille. Le champion ne se laisserait pas apitoyer.
Aurore poussa un cri de joie et l’extirpa de sa torpeur. Du doigt, elle désigna le paysage à l’horizon. La forêt de l’Orion s’ouvrait devant eux. Tout compte fait, ils n’avançaient pas si lentement. En conservant cette cadence, ils atteindraient Forléo dans onze jours. Du moins, l’espérait-il.
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