La traversée
La chance leur sourit ; ou peut-être était-ce la facétieuse faucheuse ? Pour traverser le lac, une embarcation leur était nécessaire. Parmi le cimetière de carcasses de barque, le trio en dénicha une en parfait état. La tempête magique l’avait épargnée, et la lanterne suspendue par la même occasion.
Owen à l’avant et Théodore à l’arrière, ils ramèrent de toutes leurs forces pour quitter l’amas de planches gondolées flottant à la surface. Chacun scrutait ce qui le préoccupait par-dessus tout. Ainsi, Owen suivait du regard chaque brèche s’ouvrant sur le monde aux flammes inconnues et Théodore sondait le mouvement obnubilant des eaux vaseuses, ainsi que ce qui se déplaçait dessous. Aurore, quant à elle, ignorait ardemment ces dangers pour ne se focaliser que sur la prison magique autour de la forteresse.
La chaloupe glissait vaillamment sur le lac impur. Elle zigzaguait entre les nénuphars et les hauts rassemblements d’herbes émergeant des profondeurs. A plusieurs reprises, Théodore tressaillit au contact humide des plantes. A leur passage, les végétaux se courbaient pour les retenir ; du moins, l’imagination du champion lui soufflait cette idée à l’oreille.
— Les plantes, amorça-t-il, elles sont…
La fin de sa phrase se perdit dans le néant : un éclair fissura l’air non loin et surpassa tout autre son. animées… Voilà ce qu’il aurait aimé exprimer. Mais personne n’y fit attention. Pas même lorsque l’une de ces matoises tiges aux feuilles larges s’enroula autour de son poignet.
La prise impérieuse du végétal aquatique l’attira proche de l’eau. La chaloupe tangua sous le mouvement de son poids. Théodore perçut les contestations d’Aurore tandis qu’Owen le gourmandait. Le champion n’eut pas le temps de répliquer qu’il basculait hors de l’embarcation.
L’eau s’infiltra dans son armure, sous ses vêtements. Des mains grouillantes l’effleurèrent, le bousculèrent, se le disputèrent. Il avait la cuisante impression de n’être qu’une souris jetée à des chats vicieux.
Les ténèbres le cernaient. Elles l’enlaçaient et l’attiraient plus profond encore.
Dans cette vase abyssale, il s’époumonait pour lancer des appels à l’aide. Personne ne recevait ses prières. Alors il se débrouilla. Tout en se débattant contre ces poignes invisibles, il posa la main sur les liens qui enserraient ses jambes. Quel ne fut pas son effroi lorsqu’il constata qu’il s’agissait de chair et non de plantes !
L’obscurité lui rendit la vue : des yeux livides le fixaient depuis les abîmes. Ils remontaient vers lui. Leurs mains et leurs doigts s’agrippaient à ses jambes pour hisser leur corps décharné. Ce n’était pas vraiment des organismes humains, mais plutôt un assemblage inqualifiable de membres et d’appendices. Malgré tout, Théodore reconnut quelques visages. Certains appartenaient à des hommes et des femmes qu’il avait tués, d’autres à des magiciens qu’il n’avait su protéger sur la plage une éternité plus tôt.
Le remords le broya et le champion se renferma sur lui-même. Il serra son médaillon brisé de ses deux mains et entama de longues oraisons. Ses prières étaient adressées au Lion et le conjurait de lui apporter son concours d’une manière ou d’une autre, comme l’aurait fait un enfant perdu et esseulé.
Une lueur éblouissante perça les ténèbres. Blanche, immaculée et chaleureuse. Théodore leva les yeux et se laissa guider par ce fanal salvateur. Les prises se firent moins fermes, moins rudes. Le champion nagea vers la surface.
Soudain, des bras puissants plongèrent et le portèrent hors de l’eau. Une fois sur la barque, Théodore toussa pour régurgiter l’eau dans ses poumons et découvrit le chevalier penché sur lui. Le serrer dans ses bras pour le remercier lui vint à l’esprit, mais Owen retourna à l’avant du bateau. Il lui suggéra que s’il ne savait pas nager, faire un plongeon ici n’était pas une idée extraordinairement intelligente.
Théodore reprit ses esprits et sa place à l’arrière. Il garda pour lui ce qu’il avait vu sous l’eau. Finalement, la barque atteignit le bord opposé sans plus d’embûches. Ceci tenait du miracle.
La suite représenta la corvée la plus ignoble qu’aient eu à accomplir Théodore et Owen. Ils interdirent même Aurore d’y participer. Un par un, les corps dévorés par la magie furent décrochés de leur tableau morbide. Owen faillit rendre son déjeuner à maintes reprises tandis que Théodore mettait régulièrement en suspens sa tâche pour ne pas perdre son équilibre mental.
Le dôme s’ouvrit par son sommet, comme l’éclosion d’une fleur.
Sous l’œil scrutateur de la lune, les trois compagnons pénétrèrent dans la forteresse des magiciens.
Annotations