La forteresse
La grande cour intérieure s’étendait jusqu’à de vastes escaliers en pierre blanche. Ceux-ci montaient vers le bâtiment principal et ses quatre considérables tours circulaires. Tout ici respirait l’absence de magie. Les enfilades de cristaux enchâssés dans des bâtons de noyers, qui étaient censés montrer la voie jusqu’aux marches, étaient dépourvus de toute lueur. Les statues figurant des magiciens et des champions l’épée au clair ne propageaient pas leur chaleur revigorante habituelle. Et les pierres d’identification reposaient au sol, inertes.
La moitié de la cour avait été parcourue lorsqu’un cri de guerre retentit sur la droite. Toujours sur le qui-vive, Owen dégaina à une vitesse fulgurante. Fidèle à sa fonction, Théodore se positionna devant Aurore pour la défendre.
La tension retomba instantanément : ce n’étaient que des enfants. Deux garçons et une fille les chargeaient, la pointe de vraies épées en avant. Voulant répondre à leur menace, plus pour s’amuser que pour combattre, Owen leur fit face.
D’un habile geste du poignet, il obligea l’épée du premier enfant à braquer le sol. Le fer se logea dans les gravillons, puis le garçon perdit l’équilibre et tomba la tête la première. Dans une agile pirouette, le chevalier fit un croc-en-jambe au deuxième enfant, qui s’écroula à côté de son camarade.
Le jeu prit une tournure inattendue lorsqu’Owen se fit surprendre à cause de son angle mort. Il s’était accoutumé à la marche, mais pas encore à l’escrime. La jeune fille, qui arrivait en dernier, faillit lui taillader le bras avec sa lame. In extremis, Owen la frappa du pied à l’estomac.
Il regretta aussitôt son geste. Heureusement, la fille se remit debout sans mal. La fureur enflammait ses iris brunes.
Aurore s’interposa au milieu de ce quiproquo.
— Nous ne sommes pas vos ennemis ! Nous sommes des humains, pas des Worgros. Nous venons vous libérer.
— Nous libérer ? répéta le premier garçon. Vous avez détruit notre unique protection contre ces vilains envahisseurs !
— Ils sont partis, trancha Owen tout en inspectant l’état de la jeune fille.
— Partis… voulez-vous dire morts ?
— Hélas, non, reprit Aurore. Ils marchent vers Forléo, à l’est. Nous aimerions parler avec vos maîtres, pourriez-vous nous conduire à eux ?
Les trois enfants se réunirent et débattirent dans un babil murmuré. Ils se mirent d’accord et guidèrent les voyageurs vers les escaliers d’albâtre. Même si Théodore ne s’en plaignit pas, personne n’ignora les efforts douloureux qu’il dut faire pour grimper les degrés. Les enfants poussèrent les imposantes portes de bronze, dont les splendides gravures ravirent Aurore, et entrèrent dans le bâtiment.
Un vestibule capable d’accueillir une famille de géants donnait sur une demi-douzaine d’escaliers, montants ou descendants. Des lustres de cristaux pendaient du plafond, évoquant des pluies figées dans la glace. Mais comme tous les éléments dehors, la magie les avait délaissés.
— Il fait affreusement sombre, nota Aurore.
— La lumière a disparu il y a deux jours. Maître Philibert a donné sa vie pour lever la protection magique. Il disait que nous n’étions pas de taille contre les envahisseurs. Qu’il fallait nous préserver.
Les enfants les firent prendre un escalier vers l’aile ouest puis les guidèrent au travers d’une série de corridors aussi somptueux que fastueux. Enfin, ils ouvrirent une double porte donnant sur une gigantesque salle vide du moindre meuble.
La faible lueur de la lune traversait les fabuleux vitraux rouges et bleus. Théodore reconnut sans effort certaines des légendes représentées sur les compositions de verre. Au sol, une centaine de matelas s’alignaient en rangs symétriques. Des enfants y étaient allongés.
Dès leur irruption dans la pièce, des magiciens en tenue de maître se ruèrent sur eux. L’une des femmes, plutôt âgée, commença par réprimander les enfants. Ou étaient-ils ? Qu’avaient-ils encore fait comme bêtise ? Cela faisait au moins une heure que tout le monde les cherchait partout dans la forteresse.
Puis ce fut au tour des trois voyageurs. Qu’avaient-ils osé faire ? Détruire la protection magique, pour laquelle Maître Philibert avait donné son âme ? N’avaient-ils donc aucun respect, ou avaient-ils perdu la tête ?
Aurore et Owen se défendirent alors que, de son côté, Théodore attendait patiemment la fin de cette dispute stérile. Plusieurs personnes passèrent les portes au fil de la discussion ; ils revenaient bredouilles de leurs fouilles à travers la forteresse. Evidemment, un par un, ils admonestèrent les trois enfants bagarreurs.
Le champion s’affligea de voir les autres enfants se réveiller à cause de la bruyante discorde. Un dernier homme pénétra dans la pièce et chaque magicien se tut lorsqu’il approcha. Théodore le reconnut : Maître Grégory. Le dirigeant en second de cette école. Sa vieillesse l’empêchait de prendre part aux combats, mais il avait été dans sa jeunesse l’un des magiciens de guerre les plus médaillés de l’histoire koordienne.
L’auguste personnage dégageait une force imperturbable et écrasante. Même la Hyène en eut le bec cloué.
— Bonsoir, les salua-t-il. Je suis le Maître magicien Grégory, en charge ici ; suite à la perte de notre cher Philibert.
— Bonsoir, firent les trois compagnons à l’unisson, en transmettant chacun leur nom.
— Ce sont eux, les responsables de la disparition du dôme, déclara la magicienne agressive.
— Je suis au courant. Et ils viennent sûrement de nous épargner une mort lente, dans la disette et l’ermitage. L’armée Worgro est passée, affirment-ils. L’idéal serait donc de quitter le royaume de Koordie pour protéger les enfants pendant la guerre.
— Je porte un message qui retournera la guerre à notre avantage, fit Aurore. Nous voyageons donc vers Forléo. Owen ici présent, chevalier errant de la caste des Hyènes, nous guide jusqu’au col de Concorde.
— Choix judicieux, commenta l’ancien magicien de guerre.
— Nous passerons donc par les Sept Criques, au nord. Si vous nous accompagnez, nous convoquerons les Passeurs. Sur Kirithe, les enfants seront en sécurité.
— Oui. Cela me semble être une option appropriée. De toute façon, nous ne pouvons défensivement pas rester ici. Qu’en dites-vous ? fit-il à l’égard des autres magiciens.
De hochements de tête validèrent la proposition d’Aurore.
— Très bien ! fit Maître Grégory. Nous partirons pour les Sept Criques et Kirithe. Mais demain. Pour ce soir, dormez et prenez des forces. Et s’il vous plait, si vous désirez continuer à vous disputer, allez le faire loin de ces pauvres enfants. Eux aussi ont besoin de repos. La route sera longue demain.
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