La plage
Ils avaient fait halte sur la quatrième crique en allant vers l’est ; pas par choix mais parce que leur cheminement poussif les avait conduits précisément au creux de ces considérables falaises. Une splendide poudre blanche tapissait la plage jusqu’à se perdre dans la mer translucide.
Nombre de couples koordiens venaient faire leurs vœux ici, dans le giron doré d’un coucher de soleil romantique. Les Sept Criques présidaient incontestablement dans le classement des lieux paradisiaques du royaume de Koordie.
Même les enfants apparentaient ces petites baies à l’amour, la fougue et la passion. Il avait donc été d’autant plus corsé de leur expliquer pourquoi des balistes et des scorpions jalonnaient le bord de l’eau, leurs têtes pointues tournées vers le nord. Car par là-bas, avait souligné un apprenti magicien, s’admiraient des voiles aux couleurs de Kirithe.
Les relations avec l’île voisine allaient et venaient, parfois vers l’alliance et la paix, d’autre fois vers les tensions et les manigances. Koordie et Kirithe avaient connus d’éternels et sanglants siècles de guerre, et les vieilles cicatrices ne se résorbaient qu’avec difficulté. Envoyer des rescapés koordiens sous la protection des armures kirithiennes était un pari osé, en réalité. Mais il s’agissait par la même occasion de la solution comportant le moins de risques. Le conflit animait les liens entre les deux royaumes, mais Kirithe n’avait jamais manqué d’honneur. Ils agiraient pour le bien des enfants ; tous les mages en étaient certains.
Lorsque les repas furent engloutis, Aurore décida d’appeler les Passeurs. Mieux valait ne pas lambiner ici, qu’importait à quel point cette plage émerveillait les esprits. Le temps leur était compté. Tout le monde emboita le pas à la jeune messagère. Théodore l’observa de loin : ce petit bout de femme capable de dompter deux estropiés à fleur de peau, apte à diriger une troupe de cent mages et sur laquelle l’avenir du royaume reposait. Une pointe de fierté monta en lui, lorsqu’il réalisa qu’il avait pour mission de protéger cet espoir vivant.
Aurore s’approcha du cor. Conçu à partir d’un colossal bigorneau à la couleur liliale, l’instrument reposait sur un socle de pierre parfaitement lisse et irisée de vert. Un seul cor de Passeur occupait chaque crique, et seul une missive officielle du roi pouvait donner le droit à son destinataire de souffler dans le coquillage. Pour cette fois, l’exception s’imposait.
Aurore prit une grande inspiration, gonflant sa poitrine naissante, et déversa son souffle dans le cor. L’appel secoua les eaux et des échos se répercutèrent sur les côtes de la crique. Le son était puissant, assourdissant, mais pas comme le tonnerre des portails magiques. On aurait dit qu’il insufflait cette force dans le cœur de ceux qui l’écoutaient.
Ainsi, tous dressèrent le torse dans l’attente des Passeurs.
Mais ils ne vinrent pas. Même après des minutes d’attentes, paressant des heures, les légendaires Passeurs ne montrèrent aucun signe.
Théodore s’avança près d’Aurore. La questionner n’aurait été d’aucune utilité. L’effarement se lisait sur son minois, assombri par ses mèches rousses tombantes. Owen n’eut en revanche pas la même pudeur sur le sujet et se jeta à pieds joints dedans, avec toute la maladresse dont il était capable.
— Pourquoi ne viennent-ils pas ? Tu as dû mal souffler, gamine. Réessaie.
Un éclat de fureur passa sur les traits d’Aurore, mais Owen ne le capta pas et elle se ressaisit aussitôt. Théodore s’en réjouit intérieurement.
— Ce doit être à cause de l’absence de magie. Les Passeurs se nourrissaient de l’énergie environnante. Peut-être ont-ils déserté ces mers pour d’autres plus appétissantes, qui sait ?
— Alors, quoi ? s’irrita Owen. Nous laissons tomber et nous entrainons avec nous ces enfants jusqu’à Forléo ?
— Je ne sais pas, dit simplement la jeune fille.
— Nous devrions attendre encore, intervint Théodore. On dit que les Passeurs reviennent plus fréquemment à la surface lorsque la lune est haute. Patientions jusqu’à ce soir, et réessayons.
Les mages s’accordèrent sur cette suggestion. Des grottes connectaient les criques entre-elles, et la troupe monta son campement dans celle un peu plus à l’est. Les maitres autorisèrent les enfants à profiter de l’après-midi, et des éclaircies momentanées, pour se baigner dans la mer ou jouer sur la plage. Jamais ils n’avaient eu droit à tant de liberté, mais ce relâchement n’était que temporaire ; Maitre Grégory tint à le préciser.
Théodore s’avachit sur le sable humide et reposa sa jambe endolorie. Plus il insistait sur la blessure, plus la douleur se répandait dans son corps. Le bas de son dos le faisait souffrir et sa cheville gonflait légèrement. Il massa son membre meurtri avec les cataplasmes élaborés par Aurore. Se sentir si inapte et lourdaud excitait sa rage. Il haïssait se voir dans une posture si ingrate.
Au bout d’un temps, Owen le rejoignit. De toutes les personnes présentes dans cette crique, la Hyène était celle que Théodore s’attendait le moins à voir venir. Confectionnait-il encore l’un de ses plans belliqueux ? A coup sûr !
— Qu’y a-t-il ? lança le champion, sur ses gardes.
— J’ai un service à te demander.
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