Le marais

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 Owen s’enjoua bassement en voyant les difficultés de Théodore. Attaquer cette pente raide et guère praticable aggravait sa démarche extravagante. Au final, la volonté de la messagère leur imposait d’emprunter cette voie, alors même qu’elle s’éloignait d’eux à grands bonds coassants. Si ç’avait été n’importe qui d’autre, Owen aurait sûrement proposé sa main pour l’aider à monter. Cependant, annihiler cette idée vengerait, quoique vilement, la raclée que Théodore lui avait mise lors de l’entrainement sur la plage.

Une fois en haut, le répit cristallisa les multiples désagréments qui s’accumulaient sur leurs épaules. La pluie, le froid, l’épuisement et l’anxiété. Leurs doigts se recroquevillèrent, gelés et dolents. Néanmoins, se plaindre n’y changerait rien. Mieux fallait poursuivre : maintenir leur cap leur ferait oublier un temps les maux en circonvolution dans leur esprit.

Ils progressèrent autant à vive allure qu’à tâtons. Ils connaissaient l’emplacement du crapaud-dragon et sa trajectoire mais, avec la nuit et la brume ambiante, discerner sa silhouette bedonnante relevait de l’exploit. Exploit que les deux guerriers n’étaient pas près d’accomplir. Seule l’érudition d’Owen sur la faune locale leur permit de circonscrire leur champ de recherche.

Théodore se laissa guider, tel un enfant cramponné à la main de sa mère. Sachant très bien que la Hyène ne ralentirait pas pour convenir à sa lenteur claudicante, Théodore se surmenait afin de tenir la cadence. Owen ressentait son effort et ne perçut pas le moindre geignement du champion. En d’autres circonstances, il lui aurait donné une bonne tape sur l’épaule, le félicitant de sa résilience.

Owen réalisa que ses connaissances et son instinct ne lui avaient pas fait défaut lorsque ses bottes pataugèrent dans une tourbe spongieuse. Devant eux, s’étendait une large cuve emplie de vase, de pneumatophores, ces racines s'extrayant du sol, et de joncs bourdonnants.

— Nous y voilà, déclara Owen, une pointe de fierté dans la voix. Le repaire de ce dardonne.

— Un marais ?

— Oui. Un arbre d’envergure fabuleuse doit dominer le lieu. Nous allons devoir pénétrer dans cette eau croupie, hélas. Par contre, mieux vaut confectionner des torches avant.

Sans trop de mal, car la végétation se faisait touffue autour du marais, ils dégotèrent des branches assez longues et solides pour servir de manche. Ensuite, de son épée, Owen racla un cyprès chauve, retirant son écorce pour laisser suinter la sève. Il badigeonna de résine les lambeaux d’une chemise trouvée dans son sac à dos, puis enroula sa préparation autour du premier manche en bois. Il confia l’objet à Théodore, lui indiquant de l’enflammer avec son propre briquet à silex.

— Je vais commencer la fouille, précisa le champion. Je devine que tu pourras me retrouver aisément avec la lumière.

— Oui, aucun problème. La brume ne parait pas assez opaque pour que je te perde.

Théodore rit brièvement au trait d’humour du chevalier. Owen redressa la tête, surpris. Ce devait être la première fois qu’il entendait le son du rire de ce grand gaillard formaliste.

— Cela t’arrangerait, n’est-ce pas ? soumit Théodore.

— J’aimerais te dire que oui. Mais la vérité est que je ne m’en sortirai pas seul, avec Aurore.

— Je ne t’ai pas encore présenté mes excuses pour cet après-midi, sur la plage. Je ne me suis pas pardonné moi-même, en réalité.

Owen se leva, pour regarder droit dans les yeux son partenaire.

— L’après-midi est déjà loin dernière nous. Comme cette vieille querelle à propos des Hyènes et des champions de la foi. Elle concerne nos ordres respectifs, pas nous personnellement. J’y songe depuis le début de notre voyage. J’envie viscéralement le fait de te haïr, pour ce que tu es, pour ce que tu représentes. Mais à quoi bon ? Je crois que t’avoir à mes côtés me rassure, en fait. Parce que tu es un champion de la foi. Parce que tu représentes la droiture et le devoir.

— Une droiture bien torve, commenta Théodore en désignant son genou invalide.

Ce fut au tour d’Owen d’émettre un rire.

— Bien, reprit le champion. Je pars explorer.

— Prends garde à ne pas te prendre les pieds dans les racines aériennes de ces conifères.

Théodore immergea ses jambes jusqu’au haut du mollet. Heureusement, ce marais ne s’avérait pas si profond. De plus, la couche de vase semblait assez ferme pour supporter son poids. Le champion s’engagea donc entièrement dans l’eau fangeuse. Malgré le danger et l’inconnu qui s’ouvraient à lui, le cœur de Théodore ne vacillait aucunement. Les mots d’Owen consolidaient sa détermination. Venaient-ils de faire définitivement la paix ?

Les cogitations de Théodore cessèrent à l’instant même où s’esquissa devant lui la forme approximative d’un champignon gigantesque. En se rapprochant, il constata que ce n’était rien d’autre qu’un arbre colossal. Au demeurant, c’était bien ce qu’il cherchait : le nid des dardonnes. En revanche, pas un seul coassement ne claironnait pour son irruption. Les crapauds-dragons sentaient sa présence et s’imposaient le silence.

Théodore les dénicherait quand même, car lui aussi sentait leur présence. Il captait leur regard attentif. Brandissant sa torche, il éclaira les racines massives et enchevêtrées. Elles formaient d’innombrables nœuds impénétrables, et autant de cachettes pour des œufs d’amphibiens. Plusieurs fois, l’attention focalisée sur les plaques de noirceur, Théodore glissa sur une racine ou se prit les pieds dans des lianes pendantes.

Au bout de quelques minutes, son dynamisme s’étiola. Rien. Il ne décelait pas la moindre trace d’un nid. Pourtant, l’impression tenace et révoltante d’être espionné subsistait. Comme l’abattement commençait à poindre, Owen apparut. Une torche possiblement salvatrice dans la main.

— Je ne trouve rien. J’ai beau fouiller sous chaque racine, je suis incapable de te dire où se terrent ces gros crapauds.

Owen parut surpris. Théodore sut qu’il venait de dire une bêtise. Se fourvoyait-il depuis le début ?

— Les dardonnes sont des amphibiens volants. Ils ne construisent pas leur nid sous terre. Ils préfèrent se jucher sur des branches.

Théodore écarquilla les yeux. Doucement, il dressa son cou. Au-dessus de lui, dissimulées entre le feuillage sombre de l’arbre, une flopée de paires d’yeux l’observaient.

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