Le nid
La torche de Théodore effraya les dardonnes perchés dans la frondaison luxuriante. Dans une chorale de coassements, chaque crapaud-dragon s’évada dans une direction différente. « Doux Lion ! » jura Owen. Le champion réalisa qu’il venait encore de faire une erreur. Ses gestes brusques compliqueraient plus que de mesure la tâche qui leur incombait.
Le chevalier dicta les directives : se séparer, ne poursuivre que les crapauds assez corpulents pour garder dans leur gueule une adolescente et prioriser ceux qui peinaient à bondir.
Voilà, après plusieurs jours passés au côté du champion, le principal défaut que pouvait lui reprocher Owen. Son manque de réactivité dans les situations inopportunes. Les années d’apprentissage et d’entrainement dans l’Ordre ne devaient pas inculquer aux champions de la foi l’adaptabilité. Ils étaient formatés. Très bien formatés, certes, mais très peu préparés à l’imprévisible.
L’eau croupissante retenait ses enjambées et Owen s’efforçait de lever haut les pieds pour perdre le minimum de temps. Pour sa première proie, il s’élança les deux jambes en l’air, au parfait instant. Son épée se planta dans la chair flasque et éviscéra sur le coup l’amphibien. Aucune trace d’Aurore ; et heureusement, car si c’avait été le cas, le fer l’aurait lacérée sans distinction. Owen se devait d’être plus prudent.
La Hyène repéra sa nouvelle cible et se rua dessus. En chemin, un dardonne pas plus imposant qu’un gros chat sauta juste devant son visage. Par réflexe, le guerrier gifla le petit animal qui atterrit mollement dans l’eau. Owen n’appréciait pas de blesser les bêtes, mais il se convainquit que le crapaud-dragon le méritait.
Le chevalier atteignit le dardonne suivant juste à temps. Alors que l’amphibien se rétractait, Owen lança un coup de taille. Les pattes arrière de l’animal se déplièrent, poussant sur ses cuisses musculeuses et le tranchant de la lame fila au travers des membres contractés. Le corps du dardonne décolla de quelques centimètres avant de retomber dans la vase. Sa gueule s’ouvrit pour criailler : elle ne détenait pas la messagère.
Owen l’acheva pour lui éviter des souffrances inutilement prolongées.
Le chevalier errant releva la tête, pour prendre de la hauteur. Un tour d’horizon. Théodore ne se trouvait pas loin. D’une main, il tirait sur la jambe d’un dardonne tandis que, de l’autre, il maintenant immobile les ailes de la bête. Owen se décrivit derechef le tableau, mais cette fois à mi-voix. Théodore était réellement en train de concurrencer à main nue la force d’un crapaud ailé !
Comment l’avait-il rattrapé ? Puis comment l’avait-il intercepté ? Et surtout, d’où tirait-il tant de vigueur ? C’en était indécent. Et dire qu’Owen voulait s’entrainer avec un tel monstre…
Mais le champion ne s’évertuait pas à la tâche sans aucune raison. Owen discerna des renflements dans la gueule du crapaud-dragon. Quelqu’un remuait à l’intérieur. Aurore, indubitablement.
La Hyène se mut avec toute l’énergie dont elle pouvait faire preuve dans ce marais, tout en évitant de s’embourber. Owen saisit les mâchoires de l’animal, trouva des forces insoupçonnées qui dormaient dans ses bras et poussa sans retenue. De son côté, Aurore dégagea ses bras de sa geôle glaireuse et gluante. Elle agrippa le tibia du chevalier aussi fort que si sa vie dépendait de cette prise — ce n’était pas peu de le dire —, et se hissa au dehors de la bête.
L’opération achevée, Théodore et Owen relâchèrent le pauvre animal qui s’enfuit en coassant de malheur. Quelque peu désarmés, les deux hommes regardèrent la jeune fille couverte de bave visqueuse.
— Personne ne va m’aider à me relever ? s’enquit-elle.
L’irritation perçait dans sa voix. Théodore fit un pas en avant pour lui offrir son bras. Son obligeance lui sauva la vie. Car à la seconde précise où il se penchait, une langue carmin, granuleuse et plus épaisse qu’un torse humain surgissait de la brume pour le saisir. Le champion ayant esquivé l’attaque par chance, le bout de la langue disparut dans la vase insondable.
— La mère vient défendre ses petits ! s’exclama Owen. Cours, Théodore ! Je vais m’occuper d’Aurore.
En effet, à cause de la bave du dardonne, la messagère ne pouvait se mouvoir à son aise. Owen prit la fille sur son dos puis la fuite dans le sillon du champion. La direction qu’ils suivaient n’avait en soi que peu d’importance. L’essentiel pour le moment se restreignait à abandonner ce marais.
La Hyène respirait fort et le poids de l’adolescente sur ses épaules oppressait ses poumons en feu. Ses oreilles ne recevaient plus que le son rauque de son halètement. Aurore se permit quand même, faisant fi de l’effort considérable fourni par Owen, de lui susurrer une taquinerie. « C’est la première fois que tu l’appelles par son prénom. Ce doit aller mieux entre vous. »
Après le marais, ils gagnèrent le pied de la montagne de Concorde, qui donnait son nom au col la longeant. Là, ils montèrent le camp afin de profiter des quelques heures de nuit restantes. « Dormir n’est pas optionnel, s’efforça d’expliquer Théodore. Nous aurons besoin de force pour la suite et seul le repos nous en offrira assez. »
Ce qu’il ne savait pas, en revanche, c’était qu’aucun repos ne pouvait les préparer à ce qu’ils allaient affronter au sommet du col de Concorde.
Annotations