Le pont du Vétéran
A l’accoutumée, les dardonnes ne s’en prenaient jamais aux humains et aux autres espèces humanoïdes intelligentes. Owen l’attesta tandis que le trio remballait les affaires pour reprendre la route du col. Il avait plu cette nuit. Mais seulement une fine bruine. L’accalmie précédant la tempête. Chaque membre du groupe nourrissait l’espoir que les nuages soient stoppés par la chaine de montagnes et ne parviennent pas jusqu’au duché d’Yvrefleur.
En gravissant les premiers sentiers entremêlés et caillouteux, Aurore revint sur le sujet des amphibiens sauteurs. Elle avait lavé ses vêtements et ses cheveux sous la pluie, mais un tel traumatisme ne s’effaçait pas en l’espace d’une nuit. Afin d’atténuer ce souvenir, Owen accepta volontiers de lui parler davantage de cette espèce de crapauds volants.
Il tempéra l’image que ce premier contact avait gravé dans l’esprit de la jeune fille. Absolument pas hostiles ou belliqueux, au contraire, ces animaux apparaissaient distants et effarouchables. A contrario de certaines espèces agressives, comme les fenns, qui nécessitaient que des chevaliers de la caste des Ours arpentent leur territoire afin de contrer toute éventualité d’attaque. Seuls des guérisseurs venaient de temps en temps vérifier la bonne santé des dardonnes dans leurs nids.
La raison de leur comportement inhabituel se privait d’incertitude : on les avait mis en rogne, les avait chassés et avait anéanti toute faune alentour, leur enlevant ainsi de leur repas.
— Les Worgros, émit Théodore.
— Les Worgros… s’attrista Aurore.
— Chaque étape de notre voyage se voit ponctuée par la même conclusion : les Worgros nous précèdent et sèment le trouble dans leur sillage.
— Et si je ne porte pas mon message à Forléo à temps, ils poursuivront sur cette lancée au-delà du royaume de Koordie.
Sur ces mots peu rassurants, les trois voyageurs accélèrent le pas. Depuis leur départ de la plage ouest de l’Orion, le paysage ondulait au gré des collines, des monts et des valons. Devant eux, se dressait à présent une rampe sans équivalence. La voie menant au col montait sans se soucier d’être praticable. A l’instar de Théodore, qui s’arc-boutait régulièrement sur sa claymore pour amortir les chocs dans son genou, Owen et Aurore dégottèrent des bâtons assez solides pour engager la montée.
L’hiver regimbait à laisser sa place, ici. Evoquant les artistocrates de Kirithe, les pierres se coiffaient de perruques blanches aux mèches imitant des S. Plus le trio avancerait vers le col, plus la neige se ferait présente et épaisse. Il ne faudrait pas rester trop longtemps là-haut, car leurs vêtements ne convenaient pas aux grands froids.
Un pont particulier symbolisait la moitié de l’ascension. Owen aperçut sa reluisance inouïe en milieu de matinée. Les jours de temps dégagé, on pouvait admirer son éclat depuis l’extrême ouest du duché. Beaucoup en avaient entendu parler, mais peu l’avaient vu de leurs propres yeux. Théodore se classait dans cette catégorie.
— Le pont du Vétéran. Depuis mon plus jeune âge, mon frère me certifie qu’un peuple de géants vécut avant les hommes, les elfes et tous les autres peuples. Selon lui, ce pont en est une preuve irréfutable.
— Tu as un frère ? s’étonna Owen.
— Oui. Un frère qui dédie sa vie à l’histoire de ces mythiques ancêtres. Un explorateur, en d’autres termes. Je ne suis jamais passé par ce chemin, de peur que ce pont ne me convainque de l’existence passée de ces êtres légendaires et, par extension, d’approuver tous les voyages périlleux de mon ainé.
— Cette fois, impossible d’y échapper. Le passage suspendu est l’unique moyen de traverser la profonde crevasse.
— Je ne l’ai jamais vu non plus, s’exprima Aurore.
Owen se régala de l’expression à la fois terrifiée et médusée de ses compagnons. Les deux bords du gouffre se connectaient au travers d’une lame de presque trente mètres de long et de cinq mètres de large. Ce n’était l’œuvre d’aucun architecte ou bâtisseur. La structure brillante, dont la matière demeurait encore aujourd’hui une énigme pour les chercheurs, transperçait la pierre de part à d’autres et se prolongeaient sous terre à une distance inconnue.
Impossible de la déloger, de l’effriter ou de la rayer. L’un des plus grands mystères de l’île de Koordie.
— Ton frère ne peut pas se tromper, déclara Aurore, sortie de son état de statue. Je suis persuadée qu’en dégageant la roche, un peu plus haut sur la montagne, nous pourrions mettre au jour un titanesque visage endormi.
— Mon frère approuverait. Il disait que le colosse s’était assis, voilà des milliers d’années, et ne s’était jamais relevé, tombant dans un profond sommeil au côté de son arme.
— Je ne m’y connais pas très bien en géologie, mais cela me semble peu probable.
Une énergie extatique émanait de la lame. Elle passa au travers de leurs bottes et gagna leurs pieds. Des vibrations de plaisir résonnèrent jusque dans leur crâne, faisant s’hérisser leurs cheveux. Pendant toute la traversée, ils oublièrent la pluie, le froid, l’épuisement et l’anxiété. Tout parut plus simple, plus enfantin. Forléo ne semblait qu’à quelques lieues… presque à portée de main.
La réalité les rattrapa dès qu’ils eurent franchi le pont, mais une pointe d’assurance subsistait en eux.
Dès lors, un sinistre vrombissement prit de l’ampleur au fil de leur progression. Le pic de la montagne dissimulait l’origine de ce bruit, mais le ciel se grisait au-dessus, indiquant une menace surnaturelle. Lorsqu’ils tournèrent au sommet du chemin, pour s’engager dans le défilé rocailleux, le phénomène assourdissant se présenta à eux : une tornade anthracite.
La tourmente tournoyante balayait les gravillons alentours et atteignait quasiment la cime de la montagne. Impossible de la contourner, elle bloquait l’entièreté du chemin. Owen s’avança et constata qu’elle ne présentait aucun danger.
— Nous devons la traverser, commanda-t-il. Tourner les talons est impensable.
Théodore le rejoignit et analysa le tourbillon venteux avec minutie. Il lui remémorait une autre tornade. Sur la plage, alors que l’armée de Koordie faisait face à l’armada worgro. Toute une partie de la flotte naviguait entourée d’une tornade similaire. A demi-mot, il fit part de ses craintes aux deux autres voyageurs. Owen comprit sur-le-champ où voulait en venir le champion.
Cependant, le choix n’était pas un luxe qu'ils pouvaient se permettre.
— Messagère, la héla le chevalier, attends ici. Nous allons nous assurer qu'aucun danger ne rôde à l'intérieur.
Owen jeta un dernier regard à Aurore puis à Théodore, et fendit la tornade de son corps.
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