Le champ des aquivaux

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 D’aucuns considéraient Yvrefleur comme le cœur fabuleux de Koordie. L’île existait bien avant son appropriation par les hommes. Y prospéraient jadis des êtres fantastiques ainsi que des animaux féériques. Selon les historiens et les archéologues, l’activité humaine avait fait fuir les premiers et privé les seconds de leur habitat naturel.

Aujourd’hui, il ne restait que quatre représentants de ce temps lointain. Réfugiés dans cette partie du royaume, comme s’il s’agissait de leur ultime bulle d’oxygène, ils vivaient en harmonie avec les peuples locaux. N’importe quelle personne un tant soit peu sensible aux vibrations de la magie pouvait certifier qu’Yvrefleur regorgeait d’énergie miraculeuse. Pas étonnant, par conséquent, que ces créatures quasiment mythologiques aient choisi ce duché pour poursuivre leur vie.

On les nommait les Quatre Grands. Si les Worgros avaient foulé leur territoire, Owen ne donnait pas cher de leur peau.

Pendant leur descente de la montagne de Concorde, ils mangèrent des rations de voyage frugales, sans s’autoriser d'arrêt pour ce repas. Dans le duché de l'Orion, n’importe quel obstacle aurait pu les arrêter. Ainsi, faire le pari que plus rien ne se dresserait sur leur chemin relevait de l’insanité. Mieux valait anticiper et ne pas perdre de temps inutilement.

— C’est un raisonnement plutôt pessimiste, énonça Aurore à l’égard d’Owen en grelottant.

— Je préfère envisager le pire, répliqua le chevalier qui bandait sa main abimée après l’avoir enduit de cataplasme.

— Le pire…, répéta Théodore, les yeux fixés sur le néant. Comme une occulte tornade gorgée de Worgros déchainés.

— Ou un terrifiant sorcier vaincu par deux estropiés têtus comme des mules.

Trois yeux sombres pivotèrent vers l’adolescente. Elle se défendit d’un rire factice et se protégea derrière ses paumes. L’hostilité n’était néanmoins que feinte dans l’expression des guerriers.

— Voyons, messires, je plaisante ! C’est d’ailleurs à coup sûr votre entêtement qui vous a permis de survivre à une telle épreuve.

Owen rit en premier. Théodore le rejoignit peu après. Après l’embûche du col, la tension pouvait redescendre d’un cran. Oui. Ils avaient droit à un rire ou deux.

— En tout cas, le temps est enfin avec nous, signifia Théodore en pointant le ciel immaculé.

— Les nuages sont restés en Orion, compléta Owen. Bonne nouvelle.

En Yvrefleur, l’hiver s’en était allé hiberner pour les neuf prochains mois. Cependant, si le temps se faisait plus cordial avec le trio, il le serait également avec la horde d’envahisseurs.

Arrivés aux pieds de la montagne, une étendue verte vallonnée les accueillit. Deux gardes de pierre à tête de Lion surveillaient sa lisière. Tels des juges impartiaux, ils jaugèrent leur valeur d’un regard anthracite et immortalisé. Owen pensa à sa petite rêveuse, Espérance, qui aurait pu dépeindre tout un monde imaginaire à partir de deux figures rocheuses similaires. Le chevalier eut un sourire niais.

— Emu par le paysage ? s’enquit Aurore.

Owen se passa les doigts sur les paupières et ricana. Aucune réplique adéquate ne lui vint. Cette impertinente ne laissait rien passer.

Au sommet du premier mamelon couvert de verdure, ils admirèrent enfin la véritable beauté de cette plaine. Une fois n’est pas coutume, le chevalier se rassasia de la stupéfaction de ses compagnons. Ce champion et cette messagère ne connaissaient définitivement pas leur île natale. Au fond, était-ce étonnant ? Formés à Forléo, les champions de la foi passaient le plus clair de leur temps à la capitale. Quant à Aurore, considérant son âge, elle n’avait quitté le foyer familial que récemment.

— Par le Lion, déclara Théodore, nous trouvons-nous dans le champ d’aquivaux ?

— Quelle… richesse de couleurs, fit Aurore.

Tel un héritage des temps anciens et magiques, des cristaux pittoresques saupoudraient certains lieux d’Yvrefleur. Indestructibles et complétement statiques malgré de multiples essais pour les déplacer, les éclats d’un bleu foncé réagissait à une gravité indépendante. L’hiver arrivant, les cristaux s’agrégeaient en colonnes hautes comme une cheville humaine. Au printemps, une teinte turquoise supplantait la couleur originale avant de blanchir pour retomber au sol.

Lorsque des personnes n’ayant jamais assisté à un tel phénomène le questionnait à ce propos, Owen décrivait ces cristaux semblables à des fleurs. Des fleurs de saphir.

Tout du long de leur traversée, Aurore passa ses doigts sur les tiges flottantes. Les prismes rendu turquoise par la température, qui déversaient une kyrielle d’autres couleurs, réagissaient à son contact. Ils s’écartaient de l’agglomérat, suivant la peau humaine, et revenaient sur leur emplacement une fois le contact avec les autres cristaux trop distendu.

— On dirait qu’ils sont vivants, se réjouit Aurore.

— Peut-être est-ce le cas, fit Owen, non sans ironie.

— Les reliquats des magiciens d’antan, continua-t-elle sans se soucier de la moquerie du chevalier. Ils murmurent. Ne les entendez-vous donc pas ?

— Il s’agit du vent, petite. Uniquement du vent qui se faufile entre les cristaux et les fait carillonner.

— Hyène Owen, porte-étendard de l’existence prosaïque et trouble-fête à ses heures perdues.

Théodore échappa un rire étouffé tandis qu’Owen brandissait son poing à l’adresse de l’adolescente.

Les aquivaux laissèrent petit à petit leur place à la flore naturelle. Puis, en contrebas du dernier tertre en allant vers l’est, ils entrèrent dans le territoire des Liniens. D’énormes blocs monolithiques jalonnaient l’étendue herbeuse. Des runes scintillant d’un éclat sélénien embellissaient les totems : le sibyllin langage écrit des Liniens. Owen expliqua que même au sein de leur propre peuple, le décryptage de ces glyphes délivrait des interprétations différentes selon les érudits liniens.

— Et toi, s’enquit Aurore auprès d’Owen suite à son intervention, peux-tu traduire ces runes ?

— Non. Bien évidement que non. En revanche, j’ai rencontré d’autres diasporas liniennes à travers le monde. Je connais donc leur culture. Vois-tu ce grand portail, là ?

Aurore fixa les deux poteaux rouges surmontés d’une sorte de toit très étroit et tuilé. Elle acquiesça.

— Cela représente l’entrée d’un sanctuaire.

Théodore observa la vaste forêt sombre qui s’étendait derrière le portail sacré. Une brume opaque serpentait entre les troncs.

— Un sanctuaire, hein ? N’est-ce pas plutôt une zone de chasse ?

— Plutôt, oui. Mais oublie tes soucis, champion. Nous ne sommes pas des proies.

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