Celle qui chasse
Aurore sursauta lorsque les premières feuilles s’illuminèrent. Théodore tenta quant à lui de dissimuler sa surprise. Il n’appréciait pas dévoiler ses méconnaissances sur Koordie. Certes, les ouvrages scolaires l’avaient informé de l’existence d’une telle forêt en Yvrefleur. Mais, à l’instar des champs d’aquivaux, jamais n’avait-il pu admirer leur beauté.
— Quels sont ces arbres ? s’enquit la jeune fille, en agitant sa main devant leurs feuilles rougissantes.
Chênes, hêtres, charmes… Owen en cita une longue liste, qu’il qualifia de non exhaustive. Il conclut en affirmant qu’il ne s’agissait là que d’arbres communs ; à l’exception près que la magie imprégnée dans les sols d’Yvrefleur opérait jusque dans leur sève. Jamais ils ne perdaient leurs feuilles et ces dernières réagissaient au passage de corps à proximité.
— Ces réactions, comme tu as pu le constater, prennent l’aspect d’une illumination rougeoyante.
— C’est… envoûtant. A l’image des aquivaux !
— Envoûtant, certes, répéta Théodore, mais si une troupe Worgro se trouve également dans ces bois, elle nous repérera à des dizaines de mètres. Et cette purée de pois n’y changera rien.
— Si une présence ennemie foulait ce territoire, répondit Owen, sache qu’elle serait immédiatement annihilée. Il y a, en ces bois, une présence... Quelque chose qui chasse… Qui traque et élimine les indésirables.
— Sommes-nous des indésirables ? s’alarma Aurore.
— En temps normal, nous n’en serions évidemment pas. Cependant, ce silence me parait inhabituel. Nous devrions nous hâter.
Tout en reprenant un rythme soutenu dans leur progression, Owen narra ses différents passages par cette forêt. Cœur des terres liniennes, son orée était à l’accoutumée gardée par des représentants de la race. Affrontaient-ils les Worgros en un autre lieu ? Avaient-ils migré pour un sanctuaire plus sécurisé ? Le chevalier errant ne pouvait qu’augurer.
Après une évaluation des risques qu’impliquaient ces nombreuses possibilités, Owen dirigea la troupe davantage vers le sud que vers l’est. Si un danger provenait de l’intérieur du bois, mieux valait pouvoir en sortir le plus promptement possible. Ils perdraient du temps, mais y gagneraient en sureté. Le chevalier conserva son diagnostic et sa conclusion pour lui seul. Faire éclater un débat au sujet de la voie à emprunter lui semblait malavisé.
Théodore, qui suivait machinalement Owen et Aurore, l’esprit voguant sur les vastes mers de ses pensées, eut soudain le regard happé par un éclat fugace. Une lumière rouge dans le lointain brouillardeux, aurait-il juré. Fallait-il en informer le chevalier ? Il n’eut pas à délibérer intérieurement bien longtemps. Aurore avait saisi son tracas, d’une manière qui échappait à la raison du champion, et le fixait droit dans les yeux. Son regard céruléen et oppressant le contraignit à parler.
— Là-bas, à une centaine de mètres, les feuilles se sont empourprées.
Sans en avoir conscience, le champion avait chuchoté. A présent, le chevalier le regardait également. Il paraissait focalisé sur les sons qu’il percevait ; comme s’il faisait davantage confiance à son ouïe qu’à sa vue, dans cette forêt embrumée. Brusquement, il pivota et reprit sa route, intimant aux autres de continuer. L’allure était plus soutenue. Ils courraient presque.
Ils s’arrêtèrent un instant, pour observer une lance noire fichée dans un tronc. Le plus étonnant : sa pointe perçait l’écorce à environ trois mètres du sol. L’identité de l’auteur de ce lancer ne laissait que peu de place au doute : un Worgro. En revanche, celle de ce qu’il visait, à cette hauteur, impliquait des conjectures à faire froid dans le dos. Owen possédait les réponses. Mais il les taisait. Ce mutisme ne rassurait en rien Théodore.
Faisant fonctionner sa mémoire lointaine, Théodore se revit assis sur une chaise en bois, à peine plus vieux que la petite Oaïna. Un cours sur la géographie de Koordie, ou sur sa démographie. Il ne savait plus précisément. Le duché d’Yvrefleur. Le territoire des Liniens. La forêt, leur sanctuaire. Et… la bête. La bête ! L'un des Quatre Grands. Comment avait-il pu omettre tout ceci ?
Un grondement des plus détestables fendit les rangées d’arbres. Les feuilles ondoyèrent. Elles-mêmes craignaient la férocité du cri. Un point rouge, vaporeux, instable, s’esquissa sur leur gauche, en direction du nord-est.
— Owen ? s’inquiéta Aurore.
— Pressons le pas.
— Sommes-nous en danger ?
— En temps normal…
— Allez-vous cesser avec votre « temps normal » ? Soyez clair !
Owen tiqua. Il n’aimait pas le ton autoritaire de la jeune fille. Théodore se tenait prêt à intervenir en cas de débordement. Mais le halo approchait, s’amplifiait, crevassait la brume pour reluire tel le feu de ces mythiques lézards ailés.
Le chevalier changea de stratégie. Il dicta à Théodore d’accompagner Aurore jusqu’à la sortie de la forêt, en poursuivant dans la même direction. Lui s’occuperait d’éloigner la prédatrice. Car, de toute évidence, elle les avait pris pour cible. Il conseilla au duo de patienter quelque instant, afin de ne pas faire rougir les feuilles et, ainsi, ne de pas trahir leur présence.
— Hyène Owen ! Vous n’avez pas à vous sacrifier pour ma vie ou celle du champion Théodore. Nous parviendrons à quitter ce bois ensemble. Serrons-nous les coudes.
— Ne t’inquiète pas pour moi, petite. Sans le boiteux et tes jambes minuscules, mes chances de survie augmentent significativement.
Ni Aurore, ni Théodore ne trouvèrent l’aplomb de rétorquer devant le sarcasme du chevalier. Il disparut bientôt dans la brume. Les feuilles rougissantes dessinèrent pendant un moment son parcours, avant de l’abandonner à la brume gloutonne. Le halo lointain obliqua également.
Le champion dû insister pour que la messagère daigne se remettre en route. Elle rechignait à laisser le chevalier seul face à la chose qui grognait entre les arbres. « Si nous ne respectons pas son plan, son acte de bravoure aura été vain. », avait argué Théodore pour mettre fin à son entêtement.
Et alors qu’ils couraient vers le sud-est, se croyant à l’abri du danger, les frondaisons juste au-dessus de leurs têtes bruissèrent.
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