Les Liniens

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Des feuilles tombèrent des branches, sous le poids d’un corps. Théodore freina sa course, prévoyant un guet-apens. Animé par l’adrénaline, il en oublia son handicap et planta sa mauvaise jambe vers l’avant. La douleur l’électrisa jusque dans le bas de son dos, lui faisant perdre l’équilibre. Il chuta, face contre terre.

Lorsqu’il se releva, des êtres de plus de deux mètres de haut encerclaient Aurore. Leurs membres frêles, couverts de poils gris, marron ou noirs, s’apparentaient à des bâtons en bois de bouleau. Leur torse, courbé vers l’avant, présentait une tête allongée, couverte d’un voile couleur olive et masquée par une forme en argile dérangeante. Une myriade de bijoux mats ornementaient leur pelage, dont l’aspect se confondait avec celui du lierre.

Théodore compta six de ces êtres. Trois d’entre eux menaçaient la jeune fille de leur lance tandis que les autres entouraient le champion. La lucidité regagna ce dernier avant que la situation ne dégénère et ne s’embourbe dans un conflit insensé. Ses mains se levèrent, dévoilant ses paumes ouvertes.

A Forléo, jamais ils ne conservaient leur attirail de guerre. Voilà pourquoi Théodore ne les avait pas reconnus immédiatement.

— Nous sommes vos alliés, Liniens. Pas des Worgros.

— Que faites-vous, ici ? s’enquit l’un des autochtones, avec une voix d’outre-tombe et un accent rugueux. N’êtes-vous pas partis vous terrer derrière vos grands murs de pierre, comme tous ces lâches d’Hommes ?

— Vous ont-ils abandonnés ici ? le questionna Aurore, inquiète. Les portes de Forléo vous sont-elles restées closes ?

— Il n’est pas question de cela, s’enragea le Linien, dont les syllabes devenaient des lames au tranchant affuté. Nous sommes nés ici, nous vivons ici. Jamais nous ne déserterons cette forêt. Elle mérite d’être défendue. La souillure worgro ne la prendra pas si aisément. Même Karr-l’ieh ne peut tous les vaincre à elle seule. Notre devoir, notre honneur est de la soutenir. Mais vous, Hommes, misérable engeance, vous fuyez, la queue entre les jambes, nous laissant seuls.

Le Linien se trouvait à présent à deux pas d’Aurore, prêt à la dévorer. Théodore s’imagina même le grincement de ses crocs et le léchage de ses babines. Cette vision le força à retrouver son flegme et son assurance. Sur un ton posé, il intima au Linien de ne pas faire de mal à la petite. Elle portait un message pouvant sauver Forléo, la forêt d’Yvrefleur et tous les autres territoires de Koordie. Mais pour cela, la diligence était de mise. Les retenir ici aggraverait la situation, pourtant déjà catastrophique.

Le linien qui avait pris la parole jusque-là dévisagea longuement l’adolescente. Il finit par retirer son masque et s’agenouiller pour se mettre au niveau d’Aurore.

— Toi, minuscule humaine, tu as le pouvoir de sauver l’entièreté de Koordie ? fit-il, exprimant son doute.

Aurore scruta l’autochtone. Théodore, une fois de plus, se perdit dans les mers insondables de ses iris bleutées.

— Je n’en ai pas le pouvoir, avoua-t-elle finalement. Le message que je porte, en revanche, oui. Et si vous pensez pouvoir l’adresser à Forléo plus promptement que moi et mes minuscules jambes, alors faites. Je vous délègue mon fardeau, volontiers.

Après un flottement, au cœur de cette tension, l’un des Liniens à côté de Théodore ricana. S’ensuivit une liesse affreusement désagréable à l’oreille humaine. Celui qui s’était baissé se releva et se joignit à l’humeur générale. Retrouvant son sérieux, après quelques rires sonores, il déclara :

— Vous avez, vous, humains, toujours l’impression d’avoir le plus lourd des fardeaux du monde sur les épaules. Pour la première fois depuis la naissance de l’humanité, il s’agit de la vérité. Et vous avez confié ce poids à la chose la plus malingre de votre espèce.

Après avoir déclamé contre Théodore, représentant de la race des Hommes en ces lieux, le Linien se tourna vers Aurore pour ajouter :

— Nos anciens nous le répètent sans cesse : « Albal’alieh liovavi lenn. »

— Quelle est la signification de ces mots ? demanda le champion.

— Il s’agit d’un adage, bien connu de votre peuple. Les apparences sont trompeuses.

Le Linien proposa ensuite au duo de l’accompagner jusqu’à la sortie de la forêt. Des Worgros vagabondaient dans la brume et leur menace séjournait encore entre ces bois. Mieux valait rester sur ses gardes. Théodore et Aurore acceptèrent non sans entrain leur concours, mais précisèrent que leur dernier compagnon, Owen, s’était dévoué pour éloigner Celle qui chasse.

— Votre ami honore Karr-l’ieh, seul ? s’étonna le meneur des Liniens, incrédule. Lali annan ! vous formez une équipe particulièrement étonnante.

Albal’alieh liovavi lenn, s’exclama Aurore, ne présentant aucune peine à répéter le proverbe en linien.

Le meneur rit fortement, avant d’ordonner à Ma-lio, Varlii et Draliaa de retrouver et d’escorter l’Homme Owen jusqu’à la sortie de la forêt.

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