Six voyageurs
Quelques heures de marche les séparaient de Debere, le village lacustre. Théodore aurait préféré monter un camp et s’accorder du repos avant d’atteindre le hameau. Le danger y rodait, à n’en point douter, et l’affronter immédiatement après une journée aussi éprouvante que celle-ci ne lui semblait guère avisé. Le mal rongeait son genou depuis sa chute et chaque pas humectait le bord de ses yeux.
Mais le chevalier poussait la troupe vers l’avant. Il disait avoir croisé le fer avec un suzerain-sorcier dans la forêt, au côté de Celle qui chasse. Pourtant, sa condition physique n’en paraissait pas affectée. Cette Hyène l’impressionnait, presque perpétuellement.
Les trois Liniens portaient des marques de leurs combats avec les Worgros. Mais, tout comme le chevalier, ils ne montraient aucun signe de faiblesse. A croire que le champion de la foi était celui qui représentait le moins bien les valeurs de l’Ordre. « Que je sois pendu si je ne suis plus capable de porter le Lion en moi, songea Théodore en agrippant son médaillon brisé. Je suis la foi, je suis le Lion, son rugissement est mien. »
— Que marmonnes-tu, humain ? s’enquit, avec une pointe de dédain, la Linienne à l’arc.
— Je fais le serment de rester digne de ma fonction.
La Linienne eut un rire méprisant. Avant que le champion ne trouve le moindre argument pour rétorquer, l’autre Linienne, celle à la lance, s’immisça dans la conversation.
— Tu ne devrais pas te moquer, Draliaa, fit-elle dans la langue commune pour que les humains comprennent.
— Varlii, Varlii… Toujours à couvrir ces lâches, incapables de se défendre sans leur grand fauve.
— Eh bien, justement ! Ne devrais-tu pas les encourager, eux qui sont dehors prêts à affronter la menace ambulante, même en l’absence de leur Lion ?
— Rien ne nous dit qu’ils ne profitent pas de nous pour rejoindre en toute sécurité Forléo. La petite certifie qu’elle a un message. L’as-tu vu son message, toi ? Moi, non !
Même Owen, qui devançait le groupe, pivota subtilement la tête afin d’orienter son oreille vers la discussion. Théodore comprit que le chevalier s’était déjà questionné à ce sujet. C’était vrai. Jamais Aurore n’avait prouvé, tangiblement, la présence de sa missive.
Théodore la regarda, du coin de l’œil. L’adolescente courait à ses côtés ; son souffle cadencé ne trahissait aucun signe d’épuisement. Et rien, sur ses traits, ne montrait un quelconque embarras vis-à-vis de la discussion. Le Linien, Ma-lio, prit la parole et imposa à Draliaa qu’elle conserve son aigreur pour les Worgros.
Au sommet d’une petite colline, Ma-lio repéra un groupe de trois fuyards worgros, plus au nord et en contrebas. « Abattons-les avant qu’ils ne se mêlent au reste de cette flétrissure. » Selon lui, Draliaa pouvait les atteindre avec son arc. Owen acquiesça, précisant qu’ils méritaient de reprendre leur souffle. Théodore douta. La distance entre eux et les Worgros atteignait aisément les deux cents mètres. Pour que chaque tir compte, il fallait…
N’avait-il pas fini de remettre en question la décision du Linien qu’une flèche se logeait dans la nuque d’un Worgro, le faisant trébucher. Draliaa banda une nouvelle fois son arc, dont la taille fermait son utilisation à un homme de constitution moyenne. La corde chantonna deux nouvelles fois. Les flèches firent mouche.
— Quelle précision…, fit Théodore, estomaqué.
La Linienne se pencha sur lui.
— Nous, nous ne croyons pas au Lion. Nous croyons en ça, indiqua-t-elle en présentant son arc.
Le champion se laissa malmener, sans objecter. Les arguments lui faisaient défaut.
— Crois en ce que tu veux, Linienne, s’interposa Owen. Sache seulement que si le Lion rugissait encore, ce champion pourrait à lui seul faire disparaitre ton espèce.
Le flottement qui s’ensuivit laissa le vent hululer et porter à leurs oreilles les échos d’une bataille. Des cris de rage et du fer crissant. Le tumulte provenait de Debere. Ils approchaient.
— Ne serait-il pas préférable d’aller à la rescousse de ces gens ?
Tous les regards s’arrêtèrent sur l’adolescente. Sans un mot, ils reprirent leur avancée.
En parvenant aux abords du village, Owen s’arrêta brusquement. Ma-lio l’interrogea. En guise de réponse, le chevalier pointa son index vers la fumée noire.
— Vous sentez cette odeur de moisissure ?
Le Linien leva son museau vers le ciel et huma par petites inspirations.
— Ce n’est pas… Elle ne provient pas d’un feu, n’est-ce pas ?
— Non. Hélas, non.
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