Futiles prières
Théodore enjamba la fenêtre le dernier, non sans mal. Il imagina le visage dédaigneux de Draliaa, observant un impotent jouer les voltigeurs. Le champion réprima la honte qui se hissait dans sa gorge et se focalisa sur les talons d’Owen. S’il ne respecterait pas son plan jusqu’à son aboutissement, il se devait au moins d’opérer selon ses termes jusqu’à la libération des enfants.
Le Linien, grâce à ses amples foulées, rejoignit les prisonniers avant même que les Worgros ne les détectent. En un tournemain, il les délivra de leur carcan et les coinça sous ses longs bras. A cet instant, Owen plongeait son épée dans la nuque du premier ennemi.
Une lance effleura Théodore et vint se loger dans la tempe d’un Worgro, occupé à vomir sa bile abjecte. Le champion lança un coup, large et puissant, entamant son arc depuis sa hanche pour l’achever par son poignet. Sa claymore traversa trois adversaires comme s’ils n’avaient jamais été sur son chemin. Leur bouche, grande ouverte pour exhiber leurs tentacules, s’avéra un point faible probant.
Théodore arma de nouveau son bras et fendit le crâne d’un Worgro jusqu’au nez. A l’aide de son pied, il repoussa le corps secoué de spasmes. D’un regard succinct autour de lui, le champion réalisa qu’Owen et Ma-lio s’enfuyaient de la grand-place. Comme convenu…
Quelques Worgros les poursuivirent mais des lances les placardèrent au sol, formant un tapis mortuaire jusqu’au groupe des survivants. Théodore en arrêta d’autres assez aisément, puisque leur attention était accaparée par l’intrusion et la fuite inopinée d’Owen et Ma-lio.
Les renforts ne tardèrent pas, comme l’avait prévu le chevalier. Des cris de femelles Worgros se répercutèrent dans les rues désertes du village. Au son, Théodore détermina leur trajectoire. Elles étaient aux chausses du groupe d’Owen. « Pardonne-moi, Hyène. Ce devoir, aussi ignoble soit-il, m’incombe. Je ne peux lui tourner le dos. »
Sur ces mots, Théodore fendit la clavicule d’un barbare, mais coinça son arme un peu plus profondément dans son omoplate. Ce fut précisément cet instant que l’un des mastodontes choisit pour sortir de sa transe et charger instinctivement le champion. Ayant appris à improviser en luttant de front avec la Hyène, Théodore se servit du manche de sa claymore comme d’un levier. Il plaça le Worgro, qui remuait encore, entre le mastodonte et lui. Le corps du barbare amortirait le choc.
Sa course ébranlait la terre jusque sous les bottes de Théodore. Ce dernier serra les dents, se préparant à l’impact.
Une berceuse mélodieuse s’éleva soudain. Devançant son interrogation, une flèche se ficha dans l’œil droit du mastodonte, qui s’égosilla sur le reste de sa course. Perdant ses repères, il se prit les pieds dans la dépouille de l’un de ses congénères et s’étala de tout son long. Juste à côté de Théodore.
Le champion n’eut plus qu’à déloger son épée, puis à écraser sa pointe, assez fort pour percer le maillage du crâne du mastodonte. Il s’y reprit à trois fois.
Théodore pivota vers Draliaa et fouilla dans ses iris, derrière le masque d’argile, pour trouver une raison à sa présence ici. « Ce n’est pas le moment de se relâcher, humain, le fustigea-t-elle. Achevons les autres géniteurs. »
Théodore opina du chef et entama le massacre unilatéral des Worgros encore en vie. Depuis les tréfonds de leur transe, ils n’entrevirent pas même le visage de leurs bourreaux.
— Que fais-tu ici ?
— Je te protège pendant que tu accomplis ton rituel de fanatique.
— Pourquoi ne pas être restée avec les autres ? Il y a des enfants à mettre à l’abri.
— Je vais d’abord te mettre à l’abri, toi. Enfant du Lion.
La pointe d’arrogance dans le phrasé de la Linienne rassura Théodore. Il ne s’adressait pas à une quelconque réplique de la goguenarde.
— Regarde-moi. Regarde mon armure, mon heaume, ma claymore. Je n’ai pas besoin d’être mis à l’abri. Et rien, Ô grand Lion, rien ne m’abritera de ce travail sépulcral.
Le champion contempla les Worgros nouveau-nés ; geignards, petits êtres informes rampant dans le sang de leurs géniteurs. Encore, il y a peu, humains. Encore, il y a peu, enfants innocents. Théodore plaça un pied de chaque côté du rejeton le plus proche. Il souleva son épée à la verticale, telle une sentence sur le point de tomber. S’entamèrent entre ses lèvres de placides oraisons. Des prières aux morts. Oui. L’âme de ces enfants avait quitté ce bas monde. Pour le champion, ils méritaient de retrouver leur corps dans les Plaines des Lions. Tous y avaient leur place.
La sentence tomba.
Théodore observa les cieux, à la recherche d’un calme loin de ce cauchemar. Le croissant de lune lui lançait un regard draconien. Son pendentif au cristal brisé lui parut encombrant, étouffant, écrasant. Il traina son fardeau jusqu’au deuxième monstre malhabile. La lame se leva, la litanie d’adieu s’ensuivit, puis la lame se logea dans le sol. Derechef, l’œil sévère de l’astre lunaire le transperça. Rêvait-il, ou réprouvait-elle réellement ses actes ? Si seulement le Lion était là, il guiderait sa main…
Un sifflement lui fit baisser la tête. Les pennes d’une flèche se dressaient depuis la tempe d’un rejeton.
— Linienne ! Qu’as-tu osé faire ? s’emporta Théodore.
— Du calme, humain. J’accélère ton rituel larmoyant. Parce qu’à cette vitesse, le monde sera aux Worgros avant que nous ne quittions ce village.
— Tu ne peux pas te permettre cela ! Leur corps mérite le respect.
— Leur corps mérite de disparaitre, tout comme un membre gangréné doit être séparer de ceux encore sains.
D’un pas, la Linienne se posta devant lui. Elle lui saisit le médaillon d’entre les mains et lui plaça sous le nez.
— Il est brisé, ne le vois-tu pas ? Ton Lion n’est plus là. Il ne te fera pas gagner cette guerre. Tu ne te trouves plus dans ton temple de pacifiques endormis. Tu te situes au beau milieu d’un champ de bataille de la taille d’un royaume. Alors économise ton souffle et tais tes prières. N’émousse pas ta lame sur ces choses inoffensives et brandis-la face à leurs sorciers. Pense plutôt à ceux qui vivent, plutôt qu’à ceux qui sont morts. Et écoute un peu plus le borgne. Il te gardera en vie plus que ne le fera ton soi-disant code d’honneur. Maintenant allons-y. Et cesse de te plaindre.
Sur ce, Draliaa lui rendit son médaillon brisé. Théodore resta interdit un moment. Le temps que les échos dans sa tête finissent par se stopper. Il inspira finalement un grand coup et exécuta tous les autres rejetons, en l’espace de quelques secondes. La Linienne le toisa.
— Ils ne causeront plus de soucis, maintenant, se justifia-t-il.
Draliaa agréa.
— Que faisons-nous, désormais ? s’enquit Théodore, encore un peu ébranlé.
— Inutile de marcher sur les pas de nos compagnons. S’ils ont gagné les barques, nous risquons de nous retrouver face à des dizaines de femelles enragées. Cherchons une embarcation sur le port du village et rejoignons-les sur l’île du Reptile.
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