Traversée vaseuse
Le pic de la lance d'Owen se planta dans la poitrine d’une Worgro en pleine charge. Loin de la tuer, la blessure éveilla en elle une seconde nature, plus bestiale encore. Démontrant une hargne sans bornes, elle le repoussa jusqu’au bord du ponton. Ses appuis lui firent défaut et il dégringola de la plateforme en bois. Ses mains s’agitèrent sans atteindre de prise convenable. Sa chute dura, s’éternisa, lui secoua le cœur au point même qu’Owen s’imagina l’évacuer par la bouche.
Son dos claqua fermement l’eau. La vase se cramponna à lui et l’attira dans son lit poisseux. Lorsque le chevalier heurta une couche plus solide sous la vase, il réalisa qu’il vivait encore. Mieux, il ne souffrait d’aucun dégât. Rassemblant ses forces, il poussa sur ses cuisses et sortit la tête de l’eau.
Il prit une grande respiration, enleva le nénuphar qui lui obstruait la vue et chercha sa lance, dans la vase qui lui montait au genou. Par chance, il l’avait décrochée du Worgro en tombant. A présent, il ne lui fallait pas rester sur place trop longtemps, afin d’éviter de s’enfoncer dangereusement dans le dépôt boueux. Varlii, qui devait avoir suivi sa malencontreuse cascade, fit une pirouette dans le vide, freina sa descente en se retenant au bord du ponton et plongea dans la boue.
« Vite ! Direction la ville ambulante. »
Varlii valida le commandement d’Owen et s’élança aussi promptement que le lui permettait son agilité sur ce terrain peu praticable. Quand la Linienne fut à sa hauteur, le chevalier lui commanda de récupérer les enfants qu’Aurore gardait et de prendre de l’avance. Comme prévu, la chasseresse sylvaine le devança avec une facilité déconcertante. Et comme prévu, les Worgros s’enlisèrent les uns après les autres, lestés par leur armure interne.
Ce regain d’espoir alimenta les jambes d’Owen. Son coeur s'alourdit, cependant, en laissant le corps d'un enfant et d'un Linien dans ce tombeau marécageux.
Il rattrapa assez tôt Aurore, qui luttait corps et âme contre l’eau croupissante. Owen allait lui proposer de la transporter sur son dos pendant une partie du trajet, lorsqu’il distingua enfin ses traits. Certes, les perles de sueurs sur son front dénotaient d’un effort conséquent, mais rien dans ses yeux ou sur son visage ne démontrait un quelconque épuisement.
— Tes ressources sont impressionnantes, gamine.
L’adolescente lui offrit un sourire, quelque peu crispé. La tristesse tiraillait le rebord de ses yeux et de ses lèvres.
— Je suis une messagère, après tout. Si je faillis, l’espoir s’éteindra lui aussi.
— Tu sais, je doute en permanence de la réussite de notre mission. Pourtant, nous franchissons embûches après embûches, comme si la fortune elle-même nous épaulait continuellement. Une fortune qui joue avec nous, comme des pions, et qui choisit parfois de gaspiller certaines de ses pièces pour se divertir.
— Ne croyez pas en la fortune, Hyène. Ce n’est pas elle qui a maintenu le battement de votre cœur alors même que votre corps comptait plusieurs hémorragies. Ce n’est pas elle qui a donné suffisamment de force à vos jambes pour vous hisser. Ce n’est pas elle qui a organisé notre rencontre à tous les trois.
Malgré son essoufflement, Owen partit d’un rire mi-moqueur mi-amusé.
— Qui d’autre aurait pu coordonner la formation de notre équipe, si ce n’est la fortune ?
— La volonté, Owen. La volonté de ne pas rester au sol.
— Permets-moi de douter, fillette. Ma volonté m’a déserté à la seconde où j’ai tourné le dos à l’armée worgro pour rejoindre ma femme et ma fille. Je n’ai plus que de la haine en moi. Voilà l’unique énergie qui me maintient en vie, qui me donne de la force et qui, certainement, m’a permis de vous rencontrer toi et l’autre benêt en armure lourde.
Aurore ne répliqua pas. Toutefois, il paraissait indiscutable que sa langue fourmillait de réponses et d’objections toutes plus vraies les unes que les autres. Elle les lui épargna. Ses iris azurées communiquaient pour elle. Ce don, qu’elle possédait, de le percer à jour l’irritait sérieusement.
— Parfois, je me demande qui tu es vraiment, gamine.
— Parfois, je me demande si perdre un œil ne vous a pas rendu aveugle.
Privé de répartie, Owen acheva la conversation d’un grognement. Au bout de quelques heures de courses, le duo finit par rattraper la Linienne et les deux enfants. Varlii demeurait là, au milieu de la vase, immobile. Le chevalier devina sans mal la raison de son désarroi. En son for intérieur, il l’avait anticipé. Si le niveau de l’eau avait tant diminué, les conséquences pour la faune locale devait être désastreuses. Les poissons croupissaient sans doute sous d’épaisses couches de terre fangeuse. Mais même avec l’eau restante, impossible de dissimuler le corps des reptiles emblématiques du lac d’Yvrefleur.
Leur carapace d’un bleu de saphir constellait les alentours de la ville. Des centaines de pics d’améthyste, similaire à ceux logés dans la fourrure de Celle qui chasse, lacéraient le paysage. Plus rien ne vivait ici. Un cimetière épouvantable. Un aperçu de l’enfer dans lequel les Worgros plongeraient le monde, si le message d’Aurore ne parvenait pas à temps à Forléo.
— Est-ce vraiment judicieux de monter dans la ville ? questionna Varlii. Si le lac est vide, la créature qui porte ces habitations doit avoir quitté ce monde. Et, au vu de son inactivité, je ne pense pas me tromper.
— Ce monstre marin ne s’est jamais véritablement déplacé, rétorqua Owen. Il s’apparentait plus à un volcan d’eau qu’à une créature mobile. Mais oui, je suis du même avis que toi, Linienne, au sujet de son trépas. En revanche, nous allons effectivement l’escalader et nous abriter en ville. Cela nous permettra de voyager plus librement que dans cette boue éreintante et nous pourrons dénicher une maison où passer la nuit sans crainte.
— J’en oubliais presque votre nature d’humain, fit Varlii, dont l’intonation trahissait un sourire sous son masque. Dormir, dormir. A croire que vous rythmez votre vie sur vos périodes de repos. Perdre un enfant ne vous a pas suffi ? Risquer la vie de ces deux-là ne vous gêne pas ?
Owen resta de marbre. Que pouvait-il répondre ? La Linienne avait, une poignée d'heure auparavant, perdu un frère et contemplé la tragique mort d'un jeune garçon. Cela rendait irritable n'importe qui. Owen avait donné les ordres ; il en assumerait les conséquences, quitte à recevoir d'âcres accusations.
Au loin, les hurlements des Worgros s’étaient tus. Les femelles devaient être retournées auprès des géniteurs, pensa le chevalier.
Evidemment, il ne pouvait savoir à quoi point il se fourvoyait. Les femelles gisaient dans les boues, punies pour avoir failli à leur tâche.
Une entité invisible marchait sur les pas du groupe d’Owen.
Annotations