La ville sur le Reptile
Patauger des heures durant dans la vase n’égaya guère le champion. Draliaa et Théodore n’avaient pas trouvé d’autre alternative, au vu de l’asséchement du lac. Par la largesse de ses pattes et son agilité, la Linienne parvenait à rester en surface, s’appuyant sur les agrégats boueux assez compacts. A l’inverse, chaque pas qu’entamait le champion s’achevait sous un demi mètre de vase gluante. La sueur dégoutta sous l’acier de son armure sans discontinuer. La fraicheur de la nuit et de la saison n’y changea rien.
Le choc frappa Théodore lorsqu’il découvrit le champ de carapaces de saphir. Mais, au fond, cette horrifiante scène ne l’étonna pas. Son expertise sur la faune koordienne n’équivalait en rien à celle de la Hyène. Néanmoins, les réminiscences de ses années d’apprentis éclairèrent suffisamment Théodore pour qu’il anticipe la raison de l’asséchement du lac. Le Grand, dont la carapace en forme de volcan fournissait l’eau pour le territoire, s’en était allé par delà les Plaines des Lions. La faune locale, dépendante de sa présence, l’y avait suivi.
Sous les remarques âcres de la Linienne, le champion pria pour chacune des tortues qu’ils dépassèrent. Arrivé devant la majestueuse entité faiseuse d’eau, Théodore sentit son cœur chavirer. La disparition d’un tel être accentuait le désespoir dans lequel s’abîmait le monde. Sa carcasse, dont il était impossible d’englober l’entièreté d’un seul regard, se dressait là, récif esseulé au beau milieu du souvenir d’un lac.
— Crois-tu que nous trouverons les autres en ville, là-haut ? l’interrogea Draliaa.
— J’en suis sûr. La question concerne plutôt l’heure de leur arrivée. Sommes-nous les premiers ou nous ont-ils devancés ? Viens, montons. Nous aviserons une fois en haut.
Sous une lune très haute, qui entamait sa descente, Théodore et Draliaa débutèrent la périlleuse ascension du Grand trépassé. Ils attaquèrent leur escalade par l’une des multiples nageoires, pattes ou quoi que ce fût pour ce reptile légendaire. Couvert de bernacles, de bancs de moules, de mousse verte spongieuse, d’algues diverses et, surtout, encore humide, ce membre ressemblait à un écueil à marée basse.
Déceler des prises acceptables ne se révéla pas chose aisée. Lorsque le harassement surpassa sa volonté, Théodore fut sur le point de se dévêtir, de se libérer de cette entrave que représentait son armure. Il n’en trouva pas le temps — et heureusement se dit-il une fois parvenu en haut, car jamais il n’aurait pu la remettre par la suite — puisque la Linienne se déplaçait avec aisance et lui tirait sans cesse le bras pour l’assister dans cette montée.
Un haut mur, qui enceignait la ville construite sur la carapace du formidable reptile, les accueillit au comble de leur escalade. Même en usant de son adresse, la Linienne aurait rencontré des difficultés pour le franchir. Alors inutile d’espérer faire passer l’éclopé en métal de l’autre côté, songea Draliaa. Théodore capta sa pensée en la regardant faire un va-et-vient du regard entre la muraille et lui. Ils n’échangèrent aucune parole et longèrent le rempart jusqu’à une grand herse ouverte.
L’ouverture donnait sur l’intérieur de la ville. A peine eurent-il foulé le territoire fortifié, que du mouvement s’invitait dans l’une des demeures blanches sur leur côté. L’épée se brandit et l’arc se banda. Cependant, les deux guerriers se détendirent lorsqu’ils aperçurent le visage familier de la Hyène. Il paraissait pressé.
— Vous voilà enfin, murmura-t-il.
— Le lac… entama Théodore, sans jamais achever sa phrase.
Le chevalier avait évidemment parcouru, lui aussi, ce marais insolite.
— Suivez-moi. Nous avons établi un campement un peu plus au centre de la ville. Marchez vite et en silence. Il y a… une créature, qui nous suit depuis la forêt. Un Worgro que l’on ne peut pas voir.
— Aurais-tu perdu l’usage de ton deuxième œil, humain ? satirisa la Linienne en accompagnant sa facétie d’un rire hautain.
— Je ne rirais pas trop, à ta place, chasseresse. S’il s’agit du même monstre que dans la forêt, il fait jeu égal avec votre divinité. Alors écoute mes conseils, clos ta gueule de canidé et suis-moi en toute discrétion.
Le franc parler du chevalier rassura le champion. Aussi épaisse son armure était-elle, elle ne l’abritait pas du flot d’invectives et d’allusions virulentes que débitait la Linienne. L’acariâtreté d’Owen, par contre, y mettrait sûrement un terme.
Le trio s’engouffra dans la maison dans laquelle guettait la Hyène quelque temps plus tôt. De forme rectangulaire, sans toit et emboitées les unes dans les autres, les maisons blanches se montrèrent idéales pour arpenter la ville subrepticement, tout en évitant ses artères principales. Malgré la prudence que leur avait imposée Owen, le chevalier ne put s’empêcher d’étaler sa culture. Théodore préféra ne pas le couper. Mieux valait qu’il termine au plus tôt son monologue barbant. Selon l’éclaireur koordien, cette ville héritait son architecture d’un archipel proche de l’île de Kirithe, qui appartenait d’ailleurs au royaume éponyme. Owen conclut son cours de géographie avec le surnom de l’archipel, à travers le monde. « La contrée des olives »
— En quoi cela va-t-il nous aider à sauver Koordie ? demanda Théodore, qui s’était pourtant juré de ne pas intervenir.
— En rien. Absolument, en rien. Mais peut-être que posséder une tête un peu plus pleine te vaudra une place auprès du Lion, lorsque tu arpenteras ses Plaines.
Owen fit arrêter le groupe.
— Ecoutez, la vérité, c’est que… Si je parle tant c’est parce que j’ai une mauvaise nouvelle. Je cherchais seulement à retarder son annonce. Les femelles Worgros nous ont pris en chasse jusqu’au bord du lac. Ma-lio a été abattu d’une lance dans le dos. Un enfant est également mort pendant cet affrontement. Pour cela, je vous en veux, à vous deux. Terriblement. Si vous aviez été là, si vous aviez suivi le plan, au lieu de n’en faire qu’à votre tête, peut-être seraient-ils ici, avec nous, ce soir.
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