Lamentation

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Aucun des deux nouveaux venus ne se défendit de l’accusation du chevalier. Draliaa s’enferma dans une bulle de solitude et de regrets en apprenant la mort de son confrère. Théodore, quant à lui, fut assailli par le doute. Un doute contrebalançant tout ce en quoi il croyait, ou pensait croire. Avait-il fait le bon choix ? Accorder le repos aux corps des enfants métamorphosés… contre la mort d’un combattant Linien et d’un enfant humain. « Fais comme bon te semble », lui avait dit Owen. Sa décision ne lui paraissait plus du tout adaptée, ni même tolérable.

Qu’avait-il fait ? Comment avait-il pu se fourvoyer à ce point ?

Tout en marchant dans les pas d’Owen, sans réellement prêter attention au décor qui se déroulait sous ses yeux, Théodore se remémora le visage terrifié des magiciens sur la plage, après leur défaite martiale. Le champion n’avait pas su les protéger. Comme il n’avait pas su protéger cet enfant et ce Linien. Honorer les défunts… Une tâche bien futile désormais. « Pense plutôt à ceux qui vivent, plutôt qu’à ceux qui sont morts. » Draliaa ne se trompait pas. Alors pourquoi… Pourquoi, malgré leurs conseils et leurs avertissements, ne parvenait-il pas à adopter le comportement le plus approprié ?

Théodore serra son médaillon brisé. « Où te trouves-tu, Ô sage Lion ? Ton rugissement s’est-il éteint à jamais ? Comment puis-je distinguer la voie juste de la méprise ? Le champion mit un terme à ses supplications lorsque le regard noir de la Linienne croisa le sien. Malgré le masque d’argile sur son visage, son agacement et son chagrin irradiaient des deux orifices pour les yeux.

Le champion remarqua alors une particularité de la ville. Elle ne comptait pas une seule trace d’êtres humains. Après toutes les horreurs qu’ils avaient traversées, Théodore s’était préparé à assister à des scènes macabres de familles assassinées, de soldats éventrés et de pièces mises sens dessus dessous. Mais leur déambulation entre les ruelles et les appartements s’avéra dénuée de toute atrocité. A n’en point douter, les résidents étaient parvenus à s’échapper avant l’arrivée du mascaret worgro. Heureusement !

Owen leur signala finalement qu’ils approchaient du bivouac. Ils pénétrèrent dans une maison de trois étages et grimpèrent au niveau le plus élevé, via des échelles de bois. A cause de l’étroitesse des barreaux et de l’ouverture, Théodore monta poussivement. Le handicap à son genou accentua sa peine.

En haut, dans un recoin de pénombre, étaient amassés Aurore, Varlii et les deux enfants. Leur minois de jeunes filles de quatre ou cinq ans suppurait d’affliction. Pauvres âmes. L’absence de feu étonna Théodore. Owen répondit dans la foulée, avant même que le paladin ne l’ait consulté à ce sujet, qu’un foyer aurait eu tôt fait d’attirer la créature invisible ici.

Ils mangèrent ensemble un repas frugal, composé de fruits sec et de gâteaux à l’amande. Les Liniens ne prirent pas part au dîner, leur organisme n'éprouvant pas la nécessité de se sustenter aussi régulièrement que les hommes. Les enfants burent plus qu’ils ne croquèrent. Fatalement, après un tel traumatisme, leur appétit s’amenuisait.

Les deux groupes, maintenant réunis, relatèrent l’un après l’autre leur parcours jusqu’ici. Ils s’accordèrent à la fin sur un modeste requiem pour les défunts. La coutume linienne voulait que le corps d’un mort soit partagé entre les membres de son clan puis absorbé, mais Varlii et Draliaa se contenteraient d’un simple adieu.

— Par absorbé, vous voulez dire…, entama Théodore, toujours hagard après les révélations d’Owen.

— Manger, finit Draliaa. Ceux qui veulent gagner en vitesse obtiennent les jambes. Ceux qui désirent accroitre leur force acquièrent les bras. Le cerveau est accordé…

— Nous avons compris, souligna Aurore, d’un geste de la main. Les enfants n’ont pas à en entendre davantage.

La Linienne hocha la tête, signe qu’elle comprenait la réserve de l’adolescente.

— Je ne connaissais pas cette tradition, avoua le champion, quelque peu démuni.

— Il est étonnant de constater le peu de connaissances que des peuples, vivants pourtant sur un même territoire, possèdent les uns sur les autres, commenta Aurore. Ceci n’a pas lieu qu’en Koordie.

Owen ne put qu’agréer, lui qui avait voyagé de royaume en royaume. A la fin du repas, le chevalier demanda à l’une des Liniennes de prendre le premier tour de garde. Il n’était pas étranger à leurs habitudes de vie et savait que dormir ne constituait pas un besoin basique, contrairement aux humains. Varlii et Draliaa s’accordèrent sur un relai d’observation.

— Je vous remercie, Liniennes. Focalisez-vous sur ce que vous entendez à l’extérieur, par cette fenêtre, indiqua Owen. Mais ne vous montrez surtout pas. Si la chose invisible rode dans la ville, mieux vaut rester vigilant.

Les Liniennes obtempérèrent et s’assirent à côté de l’ouverture, qui donnait sur l’une des artères principales de la ville. Les humains s’allongèrent dans un recoin sombre de la pièce, le plus éloignés des rais d’argent sélénite.

Malgré son entière confiance accordée à la vigilance des Liniennes, Owen ne dormit que d’un œil. Un réflexe qu’il conservait de son ancien statut de Hyène.

Ancien ?

Peut-être gardait-il son grade, malgré les circonstances. Le buste de Marie, noirci par les flammes et privé de ses jambes, le hanta durant ses maigres heures de repos. Et des larmes inattendues sillonnèrent ses joues chaque fois qu’il ouvrit les yeux. Il songea à Espérance, changée en affreuse larve Worgro.

Théodore non plus ne trouva pas le sommeil. Owen ne sut dire quand précisément, mais le champion quitta la pièce par l’échelle durant la nuit. Aurore le suivit peu de temps après.

Le champion ne descendit que d’un étage. La présence de ses compagnons l’étouffait, lui comprimait le cœur et l’empêchait de fermer l’œil. Il ne perçut la venue d’Aurore que lorsqu’elle s’adossa au mur sous la fenêtre, jusqu’à côté de lui. A pas feutrés, elle s’était glissée dans sa bulle de solitude. Cela lui fit du bien. Elle possédait le don d’alléger son remords et de soulager ses peines. Théodore soupçonnait Owen de rester avec elle pour les mêmes raisons. Deux soldats à genoux, dépendants d’une adolescente. Quelle qu’en soit la fin, leur histoire mériterait d’être contée.

— Pourquoi avez-vous quitté votre couche, champion ? s’enquit la jeune fille.

— J’avais besoin de respirer.

— Peut-être suis-je de trop, alors ?

— Non, non. Restez, Aurore. Votre présence me rappelle pourquoi je suis ici. Des fois, je doute de l’intérêt de ma présence dans ce groupe. Je veux dire, Owen connait parfaitement la géographie du royaume. Vous, vous portez un message. Mais moi… moi je ne suis qu’un lourdaud qui traine en fin de file. Un homme gauche, incapable de prendre la moindre bonne décision.

— Je vois surtout un homme fatigué, saisissant la moindre occasion pour se lamenter.

Théodore fut interloqué. Il n’avait pas besoin de reproches supplémentaires. Instinctivement, il attrapa son médaillon brisé. Réalisant son geste et repensant au regard de Draliaa, il retira sa chaine et présenta à Aurore le cristal qui contenait autrefois le Rugissement du Lion.

— Si je n’avais pas respecté le Code des champions de la foi à la lettre, peut-être que Ma-lio et l’enfant seraient encore en vie.

— Vous avez commis une erreur. Larmoyer sur votre rôle dans cette quête, est-ce le seul enseignement moral que vous en tirez ?

— Eh bien…

— Vous n’êtes pas un lourdaud. Vous n’êtes pas un traînard. Et vous n’êtes certainement pas l’esclave de ce médaillon.

Théodore demeura interdit.

— Maintenant, si ma présence vous rappelle votre rôle dans ce groupe, essayez de vous tenir audit rôle ! Profitez de la nuit, champion. Dormez, reposez votre esprit et réveillez-vous en pleine possession de vos moyens. Car nous avons besoin de vous.

Sur ce, l’adolescente quitta la pièce par l’échelle.

Troublé, Théodore s’égara dans ses pensées. Il n’en fallut pas davantage pour que les rêves l’emportent.

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