Chevauchée
Les plaines méridionales défilèrent sous la course des chevaux. Durant tout l’après-midi et le début de soirée, le trio de voyageurs ne rencontra aucune menace, aucune embûche. Assise devant Théodore, Aurore s’assoupit un long moment.
Le champion ne la réveilla pas. Elle méritait du repos. Cette petite téméraire avait attaqué de front un second suzerain-sorcier. De nouveau, elle avait réussi, par son ingéniosité, à retourner le combat en leur faveur. Fléau-des-Envahisseurs. Un titre qui lui seyait définitivement à merveilles.
Théodore se sentait léger ; débarrassé d’un fardeau qu’il avait trop longtemps voulu s’infliger. Comme le lui avait certifié Maître Grégory, tant qu’il demeurerait droit dans son cœur, il resterait un homme honorable et un porteur des valeurs de l’Ordre. Son médaillon brisé l’avait trop longtemps empêché d’embrasser cette vision.
Avoir croisé le pragmatisme de la Linienne Draliaa et le tempérament de la messagère l’avait sauvé. Le remords n’avait plus sa place dans son cœur. Seul l’avenir importait. Et l’avenir se trouvait à Forléo.
Evacuant ses propres pensées, Théodore donna un coup de talon à sa monture pour rattraper le chevalier. La nuit commençait à tomber et ils n’avaient pas encore parlé de leur combat. Comme si cela n’avait été qu’une épreuve parmi tant d’autres. Pourtant, le triomphe sur un suzerain-sorcier se démarquait des victoires précédentes.
— Ce fut un beau combat contre ce maudit sorcier, entama Théodore, arrivé au niveau d’Owen.
La Hyène le dévisagea, un sourire sournois tiraillant le coin de ses lèvres.
— Il suffit de songer à notre premier affrontement avec le mastodonte, dans la grotte en Orion, pour réaliser à quel point notre coopération s’est améliorée. Si on m’avait dit qu’un jour je combattrai de pair avec un champion de la foi, j’aurais ri jusqu’à en mourir. Mais il faut l’avouer : ce fut un beau combat.
L’hilarité toucha les deux hommes, comme une bourrasque passagère. L’anxiété et la charge qui pesaient sur eux s’en étaient allées pour un bref instant. Théodore s’essuya le dessous des yeux.
— Une larme de gaité ! s’exclama le champion. Qui aurait pu prédire ceci ?
— Sûrement pas moi. Mais, après tout, peut-être que notre petite Aurore n’en a jamais douté, elle.
— Elle est si… forte.
— Je ne peux pas te contredire là-dessus. Tu sais, Théodore, depuis que j’ai découvert le corps de ma défunte femme et perdu toute trace de ma fille, je n’ai comme seule volonté que de mourir en étripant le plus grand nombre de ces ordures. En permanence, une petite voix dans ma tête me dit que tout est fini, que je n’ai plus ma place ici, que mon temps s’est achevé. Je veux mourir et quitter ce monde auquel je n’appartiens plus. Pourtant, quand je combats, comme j’ai combattu ce suzerain-sorcier à tes côtés, une seule et une unique pensée m’anime : gagner et vivre. Vivre et gagner pour que des enfants, comme cette petite magicienne Oaïna, puissent à leur tour vivre et profiter des terres koordiennes, du monde et de ses peuples. De plus, nous avons observé des Liniens affronter les Worgros pour sauvegarder leur forêt et leur divinité, admiré des citadins soulever des gravats lourds comme des bœufs pour libérer leurs voisins et contemplé le général Ordhoutt ordonner un assaut véhément sur toute une horde ennemie. Alors…
— L’espoir n’est pas mort.
— L’espoir n’est pas mort.
— Ton enfant, comment s’appelle-t-elle déjà ?
— Espérance.
— Soyons dignes de ce nom. Espérons. Nous vaincrons, j’en suis persuadé, Owen. Et ne crois pas ne plus appartenir à ce monde. Espérance n’a peut-être pas été capturée. Et alors, lorsque tout sera terminé, ta fille aura besoin de son père.
Owen renifla et se frotta le coin de l’œil à l’aide de son poignet.
— J’aimerais qu’elle soit en vie, déclara-t-il la voix tremblante.
— Elle l’est. Sois-en convaincu. Même si plus rien de palpable ne nous lie au Lion, Il veille sur son peuple.
— Nous avons pourtant vu tant de morts.
— Et nous en verrons d’autres, répondit, chagriné, le champion. Mais battons-nous pour les vivants. Il s’agit de l’unique moyen d’honorer ceux qui sont tombés.
— Nous sommes tombés, nous aussi, rétorqua Owen, à la fois amusé et attristé.
— Oui. Mais nous voilà !
Les ténèbres gagnant les routes, Owen décida d’arrêter leur progression pour la nuit. A la lisière du Meridian, ils mirent pied à terre. Presque trop sereins, le champion et le chevalier montèrent un campement sommaire à l’abri, sous un amoncellement de grands rochers. Théodore se chargea de réveiller Aurore pour qu’elle participe au repas.
Elle ne parla que peu, se contentant d’un merci avant le repas et d’un second après s’être repue. Sa couette la rappela assez tôt et ses songes l’emportèrent avec autant de zèle.
Entre les deux hommes, peu de mots s’échangèrent. Le sommeil les hélait également. Owen exposa ses plans. Avec la vitesse des chevaux, ils avaient pris une subtile avance sur ses conjectures. Aussi, à l’orée du Meridian, à la moitié de leur chemin, une nuit complète et réparatrice serait la bienvenue. Mieux valait dormir davantage, pour avancer avec plus d’énergie les prochains jours.
En cette fin de cinquième jour de voyage, Owen annonçait encore cinq longues journées devant eux, pour atteindre Forléo.
Se mettant d’accord sur l’heure de départ, les deux hommes rejoignirent leur couche. Owen se passa un cataplasme sur sa main douloureuse, puis ferma les paupières. Deux mots affleurèrent alors le lit de ses pensées nocturnes.
— Tu sais que les Worgros nous ont dotés de noms, déclara Owen, à voix basse, pour partager les sobriquets qui trottaient dans sa tête.
— Comment le sais-tu ?
— J’ai entendu le Worgro invisible les prononcer. Il te nomme Virrtah, le Courbé et moi Kahlaar, le Un-Œil.
— Amusant, fit Théodore après un rire discret.
— Plutôt, oui.
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