La rivière Chind-Jitzu
Parvenus aux abords du lit calme et claironnant, les trois voyageurs cherchèrent un gué pour franchir la rivière. Les rochers bordant l’eau, couverts d’aspérités profondes ou tranchantes, n’offraient que peu de possibilités pour traverser avec les chevaux. Owen guida le groupe vers le nord-est, longeant le cours d’eau.
— Allons-nous être contraints de laisser nos montures ? s’interrogea Aurore à voix haute.
— Non, répondit franchement le chevalier. J’ai déjà parcouru cette route à cheval. Je sais qu’il existe des endroits moins anfractueux et davantage praticables, un peu plus au nord.
La jeune fille se satisfit de la certitude d’Owen. Tout en observant l’ondulation des poissons ocres dans l’eau, Aurore fut saisie par un questionnement.
— Je me suis toujours demandé pourquoi le Méridian portait un nom à consonance koordienne alors que l’ensemble de ses lieux-dits, plaines, monts et rivières semblent avoir été nommés par un peuple lointain.
— Un héritage, expliqua succinctement le chevalier.
— Un héritage ? Mais de qui ?
— De ceux qui étaient là avant, intervint Théodore, les yeux fichés sur la faune aquatique. Le peuple de la forêt et celui de la pierre partageaient un même langage, malgré l’animosité qui les divisait. Ils ont nommé ces arbres, ces eaux et ces terres bien avant l’arrivée des hommes.
— Ce n’est que lorsque le Lion a pris les rênes de l’île, que des duchés bien distincts ont été créés, reprit Owen. Des duchés baptisés cette fois-ci par des hommes.
— Il a pourtant été décidé de conserver les noms des lieux ? s’étonna Aurore.
— Le Lion devait sûrement considérer comme essentiel de sauvegarder ce patrimoine.
— Où sont ces peuples désormais ? poursuivit Aurore, avide de connaissances.
— Seul le Lion le sait, lâcha Théodore, avouant son ignorance quant à ce sujet.
— On dit qu’ils ont rejoint leurs ancêtres, compléta Owen. Ah ! Regardez, là-bas.
Suivant les indications du chevalier, Théodore et Aurore découvrirent un gué pouvant leur permettre de rejoindre l’autre rive et d’entrer en Méridian. De lourdes pierres s’aggloméraient pour ériger une passerelle affleurant à la surface.
Les voyageurs mirent pied à terre afin de guider leurs montures par les rênes. Owen s’engagea le premier et vérifia que le pont improvisé tiendrait le coup sous le poids des juments. Par chance, le passage semblait solide.
A la moitié de la traversée d’Owen et de sa monture, Théodore invita Aurore à s’avancer. Le champion emboita le pas à la messagère, tirant son propre cheval derrière lui. Tandis qu’ils progressaient lentement et avec précaution, l’eau s’agita plus en aval.
Aurore interpela le chevalier, qui n’avait pas remarqué le subit changement. Owen balaya l’horizon du regard et comprit instantanément la raison de tels remous. Il fit arrêter sa monture et dicta aux autres de l’imiter.
En constatant le visage éberlué de ses compagnons, le chevalier ne put réprimer son rictus. Puis sa grimace devint un vrai sourire lorsqu’Aurore, d’un regard, lui quémanda de l’aide. Le frémissement de l’eau s’accentua tout en approchant. Les vaguelettes se muèrent en mascaret miniature, garni d'anguilles bigarrées aux reflets irisés.
— Owen ! s’impatienta la jeune fille.
— Restez calmes, tous les deux. Nos montures ne paniquent pas. Faites comme elles. Soyez attentifs. Rares sont ceux à pouvoir se vanter d’avoir assisté à un tel spectacle.
Puis le tumulte aquatique fut sur eux. Les vagues passèrent par-dessus les épaisses pierres et mouillèrent les voyageurs jusqu’aux genoux. De l’eau, jaillirent une myriade de serpents et autant de couleurs merveilleuses. Le temps parut presque se suspendre lors du passage des petits êtres longilignes.
Couvert d’écailles, armé de six pattes à la fois crochues et palmées et portant de longues moustaches juste au-dessus de sa dentition acérée, le corps de ces petites créatures s’achevait par une double queue ondoyante. Tout chez ces êtres respirait le danger et l’hostilité. S’ils avaient mesuré davantage qu’un avant-bras d’enfant, ces monstres amphibies auraient pu régenter le monde.
— Des dragons ! s’extasia Owen, qui avait adroitement deviné leur nature.
Aurore poussa un cri d’adoration lorsque les créatures passèrent à côté d’eux pour atteindre l’autre partie de la rivière. Elle tendit les bras en croix, absorbée par le vol gracieux des dragons. Certains s’enroulèrent autour de ses membres, effectuant une série de tours rapides puis rejoignirent le groupe. D’autres serpentèrent entre les jambes des humains et les pattes des juments, animés par une gaité et une fougue enfantine.
— Où vont-ils ? s’interrogea Aurore, la voix emplie de bonheur et d’excitation.
— Plus haut dans les terres. Il s’agit de leur trajet en période de reproduction. Nous pouvons nous considérer chanceux de les avoir contemplés aussi longtemps.
Lorsque tous les dragons furent passés de l’autre côté de la rivière, les trois voyageurs reprirent leur avancée. Ils atteignirent finalement le rivage du Méridian.
— Jamais je n’aurais songé que notre royaume regorgeait de créatures si fantastiques ! s’exclama Aurore, fixant les vagues qui s’éloignaient.
— Nous habitons un territoire magnifique, appuya Owen. D’ailleurs, sais-tu ce que symbolisent les dragons, dans les croyances passées du peuple de la forêt ? La vérité.
La messagère ne se leurra pas sur la signification de tout ceci.
— Des reproches, encore des reproches, Hyène Owen !
— Ce ne sont pas des reproches, gamine ! Je pense seulement qu’après tout ce que nous avons vécu ensemble, tu pourrais au moins te montrer franche avec ce champion et moi. Ton message réside dans ta tête, d’accord ! Mais que nous caches-tu donc d’autres ? Je veux… non, j’exige de connaitre ta véritable identité, messagère !
— Tiens ! intervint Théodore, tandis que sa jument achevait la traversée du pont rocailleux. Il semblerait que la vérité se soit attachée à vous, Aurore.
L’adolescente baissa les yeux sur sa jambe droite, que le champion fixait. Un dragon tournoyait autour de son mollet.
— Que fais-tu ici, toi ? lui demanda-t-elle comme si elle communiquait avec un nourrisson.
— Qu’en faisons-nous ? s’enquit le champion, qui évaluait l’écart entre le solitaire et le reste du groupe.
— Je ne sais pas, cracha Owen, irrité que le sujet ait dérivé aussi subitement. Il rejoindra les siens lorsqu’il en ressentira la nécessité. Aurore, je n’oublie pas et j’attends des réponses. Pour le moment, poursuivons.
Annotations