Les voix du passé
A l’instant même où leurs chevaux foulèrent l’orée de la forêt, les voyageurs comprirent que la magie flottait dans l’air. Owen le savait, mais voilà longtemps qu’il n’avait pas emprunté cette voie. Peut-être, s’était-il imaginé, que l’énergie ambiante se serait amenuisée avec le temps. Une supposition plutôt malhabile puisque cette force spirituelle habitait le bois depuis plusieurs siècles.
De loin, les arbres paraissaient communs. Mais dès lors que les voyageurs entrèrent dans la forêt, les troncs se mirent à scintiller et les feuilles à chantonner. Des sillons d’argent veinaient l’écorce des abres majestueux, comme si leur sève puisait dans un lac de cristal.
A leur passage, des écureuils aux couleurs bien singulières dévoilèrent leurs petites têtes. De leurs yeux curieux, ils paraissaient surveiller les inconnus. Des oiseaux, de toute race, volaient avec pétulance au-dessus d’eux, se posant sur les branches disponibles et se laissant aller à de mélodieux piaillements. D’autres yeux luisaient dans les ténèbres environnants, formées par les abondantes frondaisons. Renards, cerfs ou lièvres ? Difficile de le préciser.
Rien ne trahissait une quelconque hostilité. Pourtant, un climat de tension électrisait les regards scrutateurs des habitants de la forêt. Aurore, qui ressentait parfaitement ce paradoxe ambiant, loua la beauté des lieux avant de manifester un certain malaise vis-à-vis des animaux.
Owen se voulut rassurant. Mais lui aussi percevait cette défiance inaccoutumée.
Le dragon d’Aurore, plein d’orgueil, défiait chaque être vivant avec son grognement hargneux. La messagère tenta de l’apaiser, en vain. Le domestiquer ne serait pas aisé.
Poussivement, leur route se poursuivit sans encombre. Owen préconisa la prudence plutôt que la précipitation. Même si un démon les chassait, mieux valait ne pas éveiller l’animosité latente dans cette forêt. Les heures s’écoulèrent et Théodore commença à douter de leur itinéraire. Owen expliqua alors à ses compagnons que la forêt se jouait certainement d’eux. Dans quelle optique ?
Ils obtinrent la réponse lorsque des volutes de fumée fantomatiques engouffrèrent les sabots de leurs montures. Le chantonnement des feuilles muta. La mélodie céda sa place à des plaintes perçantes. L’on aurait dit le souvenir de pleurs et de geignements de dizaines d’êtres humains.
Comme envoutés, les chevaux et leur cavalier remontèrent la piste fantasmagorique. Au fil de leur avancement, les lamentations devinrent des clameurs. Ouatées par le passage du temps, les protestations ne relevaient aucunement du naturel.
La fumée gagna en consistance et en hauteur, si bien que, bientôt, les trois compagnons ne se discernèrent plus qu’à peine. Ils réduisirent l’écart que les séparait pour éviter l’isolement.
Ils débouchèrent dans une clairière encombrée par un nuage étouffant, qui répandait des relents de chair grillée. Owen, qui menait la progression, perçut la toux d’Aurore à l’arrière. Cela ne le freina pas.
Comme douée d’une conscience propre, la fumée s’écarta pour ouvrir une allée vers son cœur : un monstrueux tas noir et informe s’érigeait là, au milieu de la trouée. Théodore et Owen quittèrent leur selle, suivis sans tarder de la jeune messagère. Ils approchèrent, au point de pouvoir toucher de leur paume l’amas méphitique et repoussant.
Dans la masse chaotique, ils reconnurent des yeux sanguins, des canines comparables à des crocs de loup et des fils de métal déchirant de la peau fondue.
— Des Worgros, fit Théodore, même si tout le monde l’avait déjà compris.
— Mais qui a pu engendrer une telle hécatombe ? poursuivit Owen.
— Le peuple de la forêt ? suggéra Aurore.
— Le peuple de la forêt n’est plus ici depuis plusieurs centaines d’années, la contredit le chevalier.
— Certains vivent encore ici, répliqua-t-elle. N’entendez-vous pas leurs voix ?
— Il s’agit du bruissement que le vent produit en frôlant les feuilles.
— Owen ! Je vous dis qu’ils nous murmurent des mots.
— Ah oui ? Et que vous disent les morts, hein ?
L’intonation belliqueuse du chevalier vexa la jeune fille, qui croisa ses bras sur sa poitrine naissante.
— Moi, je la crois, intervint Théodore. C’est comme sur la plage, en Orion. Lorsque notre messagère a appelé les Passeurs, sans avoir recours au cor.
Owen interrogea du regard son compagnon.
— Aurore, reprit le champion afin d’apporter des précisions au chevalier. Vous avez cette faculté de parler à la magie. Aux Passeurs, aux dragons et à ceux qui nous sont insaisissables.
La jeune fille resta coite. Owen hocha la tête, accordant le dernier mot au guerrier en armure. Puis, après un instant, il demanda comment des voix avaient pu s’en prendre à des Worgros. Aurore lui proposa, comme seule réponse, de réfléchir à leur trajet jusqu’ici. Venir dans cette clairière n’était pas prévu initialement. La forêt avait lancé sa fumée sur eux, comme le filet d’un pêcheur sur des prises potentielles, et les avaient happés.
— La forêt leur a peut-être ordonnés de s’entretuer, conclut la jeune fille.
— Pourquoi nous avoir guidés jusqu’ici, à ce moment-là ? s’enquit Owen.
— Soit pour nous mettre en garde, soit pour nous assurer que nous sommes à l’abri du danger ici, proposa Théodore.
— Espérons que ta deuxième supputation soit exacte, acheva le chevalier.
Autour de la zone dégarnie d’arbres, les yeux inquisiteurs de la faune contrôlaient leurs agissements. L’inconfort oppressait les voyageurs et ils décidèrent de quitter au plus vite cette forêt aux arbres d’argent.
Saisissant quelques rais de lumière au travers de la fronde végétale, Owen réorienta leur progression vers l’est.
— Le soleil se couche. Gagnons le mur du Haa Kha avant la nuit.
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