Le message
Passer une journée à cheval fatigua autant les voyageurs que sillonner le pays à pied. Aurore bâillait lorsqu’Owen annonça la fin du voyage pour ce jour. Ils stoppèrent devant un mur à la hauteur anormalement élevée, que le chevalier nomma Haa Kha.
La muraille de roche bornait la forêt. Ainsi, pour sortir de ce bois par l’est, franchir cette barrière colossale constituait une épreuve obligatoire. Owen se montra clair là-dessus : il s’agissait du chemin le plus court et le plus direct vers Forléo.
Selon le chevalier, l'escalade du mur n’impliquait pas de réel risque. Toutefois, mieux valait attendre les premières lueurs du jour pour s’aventurer sur ces corniches étroites, que le temps avait détériorées. En outre, ils ne pourraient pas emmener leurs montures par-delà cette frontière. Les sabots des chevaux ne convenaient pas à de tels sentiers.
Théodore et Owen affranchirent donc les juments de leur harnachement, puis les laissèrent s’en aller. Elles rejoindraient certainement leurs terres natales et le bataillon d’Airain. De son côté, Aurore essaya de communiquer avec le dragon pour s’en séparer et lui éviter un périple pénible. Mais l’animal resta fermement accroché au bras de la jeune fille. Certes, il n’était pas encombrant ; mais elle ne connaissait rien de son mode de vie et de sa nourriture.
« Il se débrouillera », avait affirmé Owen alors qu’il s’apprêtait à monter le bivouac. Une discussion sur le lieu de leur campement s’anima. Théodore considérait l’endroit dangereux, en sachant qu’un Worgro vagabondait non loin. Owen réfutait, certifiant que dans une telle noirceur, et à la condition qu’ils n’allument pas de feu, le poursuivant ne les découvrirait jamais. Aurore finit de convaincre le champion, insistant sur le fait que la forêt l’arrêterait s’il osait profaner ces terres de sa présence.
Assis dans le noir, ils mangèrent des baies récoltées dans le bois et des biscuits secs. Puis, dans la pénombre vespérale, ils échangèrent des mots à voix basses.
Théodore et Owen débattaient de l’efficacité d’une épée à double tranchant comparée à celle d’un sabre des îles méridionales, lorsqu’Aurore attrapa son sac à dos pour fouiller dedans. Elle en sortit un petit bijou, en forme d’étoile, qu’elle jeta au chevalier.
D’abord surpris, Owen chercha un rai de lumière lunaire pour distinguer ce qu’il gardait dans la main. Au toucher, il se remémora l’objet. Lorsqu’il avait farfouillé dans les affaires de la messagère, en quête d’une missive, ses doigts étaient entrés en contact avec cette étoile. Qu’était-ce ?
Lorsque la lune frappa l’objet de sa clarté blafarde, le chevalier ne sut comment réagir. Il dévisagea la messagère, puis tendit l’objet au champion. Ce dernier manipula le bijou avec délicatesse.
— Une tête de Lion, souffla Théodore. C’est…
— Un sceau. Celui de la famille royale Cœur de Lion. Vous désiriez tant connaitre ma véritable identité. Voilà la réponse. Je suis Aurore Cœur de Lion, fille ainée du Roi Martial Cœur de Lion, princesse du Royaume de Koordie, héritière du Lion et des terres que nous arpentons depuis six longues journées.
Les deux hommes demeurèrent ébahis pendant une poignée de minutes. Le silence, bien installé, s’éternisa.
— Tu es une princesse ? demanda Owen, comme pour s’assurer qu’il avait bien entendu.
— Oui.
— Mais pourquoi ne pas nous l’avoir signifié plus tôt ? s’enquit Théodore, abasourdi. Où étiez-vous ? Je veux dire, si vous êtes l’héritière du Lion, pourquoi avoir quitté le royaume ? Pourquoi personne n’était au courant de votre départ ?
— La fugue de l’héritière du Lion n’est pas un évènement particulièrement brillant. Mes parents et leurs serviteurs ont sans aucun doute étouffé la nouvelle de mon départ. Pour éviter une débâcle politique. De toute façon, là-haut, à Forléo, tout se résume à la politique.
— Est-ce pour cela que vous avez quitté le château royal ? la questionna le champion.
— Pour cela et parce que l’aventure m’appelait. Je voulais découvrir le monde, ses peuples, ses montagnes et ses mers. J’en avais assez de ces leçons théoriques, de ces entrainements, de ces études de la magie, de ces cours de démographie, de géographie, d’histoire, de politique, de… Ah ! Rien que ces mots me donnent la nausée. Je désirais toucher, voir et expérimenter. Voilà pourquoi, il y a deux ans, j’ai abandonné le Royaume de Koordie.
— Mais… comment es-tu parvenue à quitter le château, puis l’île de Koordie ? Enfin, tu as quoi… Quinze ans ? Comment une jeune fille de moins de quinze ans a-t-elle réussi l’exploit de berner des gardes, de semer les forces d’un royaume tout entier et de convaincre un capitaine de la prendre à bord de son navire ?
— Vous vous posez beaucoup trop de questions, Hyène Owen. Personne n’a su que je m’en allais. Personne n’a cherché à me retenir. Et n’importe quel capitaine fait ce qu’on lui demande si l’on dépose une bourse bien garnie entre ses mains. J’ai rencontré, par-delà les mers du monde, des peuples qui m’ont accueilli à bras ouvert, qui ont partagé leur culture avec moi.
— Vous n’avez rencontré aucun danger ? s’interrogea Théodore.
— Si ! Et un nombre incalculable. Mais j’ai toujours été protégée dans les moments les plus difficiles. Ce doit être une capacité intrinsèque de l’héritière du Lion : savoir s’entourer des bonnes personnes.
Le message amical de la jeune fille ne toucha pas les deux hommes. La circonspection et la perplexité les dominaient toujours.
— D’accord, déclara soudainement Owen, qui recouvrait son sang-froid. Il semblerait que tu aies des tas de choses à nous raconter, princesse. Notamment comment et pourquoi tu as atterri sur la plage à l’ouest de l’Orion juste après la bataille. Mais nous reviendrons dessus plus tard, si tu le veux bien. Concentrons-nous sur l’essentiel. Tu n’es pas une messagère ?
— Non, fit Aurore en agitant la tête, avec un sourire embarrassé.
— Bien, donc pourquoi sommes-nous en train de t’accompagner jusqu’à Forléo ? Je croyais que tu portais un message pouvant changer l’issue de cette guerre. Je croyais que tu pouvais nous sauver tous. Je croyais en toi, gamine ! Tu étais l’espoir que nous avions perdu. Mais tu t’es jouée de nous. Tu nous as mentis !
Pour prononcer ces dernières allégations, le chevalier s’était levé et avait brandi devant la jeune fille une main autoritaire. Malgré l’obscurité, son visage altéré par la colère restait clairement perceptible. Si elle n’avait pas connu l’homme qui portait ce masque de chair couturé et habité par l’ire, Aurore se serait enfuie.
Théodore n’avait pas manqué le tremblement qui avait secoué le corps de la jeune fille. Lui-même bouillonnait de la frustration. Mais son tempéremment plus modéré que celui du chevalier le gardait de tout élan véhément.
— Son Altesse ne nous dit pas tout, fit remarquer le champion.
Owen le toisa un instant, avant de transpercer l’adolescente de ses yeux électriques. Constatant que l’effroi la tétanisait, Théodore prit la parole à la place d’Aurore.
— La princesse ainée de la famille royale, l’héritière du Lion donc, est l’unique personne du royaume à pouvoir réanimer le Lion.
— Quoi ? Je n’étais même pas au courant de cela, s’emporta le chevalier, ne sachant plus pour quel sujet il grognait. Ainsi, si tu étais restée assise sagement sur ton trône moelleux, au lieu de jouer à l’aventurière candide et puérile, tu nous aurais épargné une défaite militaire. Tu aurais sauvé des milliers de gens. Des milliers de tes gens !
— Voici pourquoi je n’ai pas parlé de mon identité plus tôt, avoua Aurore après un flottement. Je craignais ce genre de réaction. Oui, je n’ai pas rempli mon rôle. Oui, nombreux sont ceux à avoir perdu la vie à cause moi. Oui, je suis au courant de tout cela. Mais je compte bien rejoindre Forléo pour mettre un terme à ce massacre.
— Qui sait, s’immisça Théodore, peut-être que ce qui a tué le Lion aurait également assassiné Dame Aurore, si elle avait résidé à Forléo, à cet instant précis.
— Oui, qui sait ? enchérit Owen, dont le courroux suppurait par tous ses pores.
Le champion se dressa alors, surpassant le chevalier en taille. En posant sa main sur son épaule, il demanda à Owen, d’une voix apaisante mais impérieuse, de se calmer.
— Garde ta colère pour l’envahisseur, lui conseilla-t-il.
Le chevalier opina du chef, avant de se rasseoir. Son regard furieux demeurait cependant ancré dans les yeux de la princesse.
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