Les galeries souterraines
La plaque monolithique se referma lorsque les voyageurs atteignirent le dernier échelon de l’échelle. Aussitôt, des filaments luminescents s’illuminèrent, traçant une voie dans les ténèbres jusque-là impénétrables. Leur ondulation ensorcelante s’apparentait à celles de longues algues marines.
Owen s’enfonça entre les plantes phosphorescentes, sans même songer à la frayeur qu’elles auraient pu provoquer chez ses compagnons.
— Hyène, attendez-nous ! lança Aurore, qui n’osait pas franchir cette jungle cobalt et coruscante.
— Ce ne sont que des végétaux, lui précisa Théodore, qui se souvenait avoir lu des études à leur propos.
— L’on dirait des doigts malades, qui gigotent pour saisir quelque âme perdue.
— Vous débordez d’imagination, princesse. Pressez le pas. Le chevalier ne ralentira pas pour son Altesse.
D’une légère poussée entre les omoplates, Théodore contraignit Aurore à pénétrer dans le champ ondoyant. Elle poussa un cri aigu, quoique retenu, lorsque l’une des langues brillantes lui effleura l’avant-bras. Théodore ne réprima pas son rire, ce qui vexa la jeune fille. Entrainée par l’amour-propre, elle fendit d’une traite le chemin.
Théodore la suivit de près, pour ne pas la perdre.
Ils marchèrent ainsi de longues minutes durant. Même le champion commença à perdre patience et à se sentir à l’étroit, dans ce vaste tunnel obstrué par la végétation bleutée. Sa poitrine se gonflait davantage à chaque inspiration et l’envie de frapper les murs pour élargir la galerie le titillait.
Il se retint, néanmoins ; sûr que s’il cédait et donnait libre court à son malaise, il connaitrait une ruine mentale aussitôt. Il se concentra sur la petite silhouette devant lui, qui franchissait cette épreuve haut la main.
Finalement, alors que des perles de sueurs couvraient sporadiquement ses tempes et son front, Théodore s’extirpa de l’espace confiné. Il déboucha dans une caverne aux dimensions astronomiques. Le champion rejoignit Aurore et Owen, qui observaient le lieu.
Le chevalier, accroupi, scrutait les tréfonds obscurs qui s’étendaient sous leur corniche. La princesse, quant à elle, balayait du regard les hauteurs de la gigantesque alvéole, suivant mécaniquement son petit dragon qui volait çà et là.
Des plantes luminescentes éclairaient certaines structures non naturelles telles que des ponts, des poutres et autres mécanismes inconnus. L’œuvre de ceux qui avaient régné dans ces souterrains, se dit Théodore.
Après un instant de réflexion, Owen se redressa.
— Trois nouvelles voies démarrent depuis notre position actuelle, établit-il en pointant de son index les allées en question. Pour rejoindre la sortie la plus proche du pont de Miriadin To, il nous faut emprunter celle qui remonte, par là-bas.
— Je ne vais pas cacher mon soulagement, fit Théodore.
— Le vertige des profondeurs ? s’enquit Owen, narquois.
— De l’enfermement, semblerait-il.
— Etonnant, pour un homme qui a passé sa vie dans une armure, cloitré dans l’enceinte d’un château.
Théodore émit un rire franc, admettant l’ironie de sa situation.
Le trio progressa à tâtons, le long des galeries forées des siècles auparavant. Owen connaissait l’itinéraire, mais l’absence de torche et le manque de lumière l’obligeait à vérifier chacun de ses pas. Aurore trouva des sujets de discussion pour rendre ce périple moins monotone.
Elle interrogea par exemple le chevalier sur l’exode des galeries souterraines. Owen déclara que le peuple à l’origine de ces villes en profondeur les avait délaissées après la guerre contre les Worgros, au profit d’habitations en surface. Il n’en savait pas davantage.
Théodore émit de son côté une hypothèse. Héritage d’une époque où les batailles fraternelles faisaient rage, entre les différentes populations de ce territoire, ces cavernes avaient sûrement été dédaignées, délaissées puis oubliées. Aurore parut satisfaite par cette possibilité.
— Pendant cette brève accalmie, reprit la jeune fille après un flottement, nous pourrions aborder un sujet qui semblait vous tarauder. Mon arrivée sur la plage d’Orion.
— Ah ! Son Altesse daigne enfin nous considérer comme dignes de ses paroles.
Aurore ne fit pas attention à la raillerie du chevalier.
— L’autre soir, dans la forêt, vous m’aviez demandée, champion Théodore, si je n’avais pas rencontré de dangers durant mon voyage.
— Oui.
— Je vous avais répondu que j’avais réussi à m’entourer d’alliés pour les contrer.
— Je m’en souviens.
— Ce n’est pas entièrement vrai.
Owen coupa la jeune fille, précisant qu’ils devaient s’accroupir pour passer sous un amas de stalactites. Une fois le passage délicat franchi, Aurore continua.
— Sur l’île de Venturoos, j’ai rencontré une guilde de mercenaires. Des gens fiers, qui vivaient par l’épée, le sang et la mort.
— Quelle idée de s’aventurer si loin à l’ouest ! critiqua Owen. Ne sais-tu pas que l’île la plus proche à l’ouest après Venturoos est celle où résident les Worgros ?
— Justement. Après avoir rejoint cette guilde, en tant qu’apprentie, afin d’apprendre l’art du combat sur le terrain, j’ai accepté de participer à une mission de sauvetage sur l’île que vous avez citée. Irkanaé. Il s’agit ni plus ni moins d’un volcan.
— Je suis au courant de cela.
— Très bien. Vous pourriez peut-être m’éclairer sur un sujet, alors. Pourquoi le Lion n’a pas pourchassé ses ennemis jusque sur Irkanaé, pour réduire à néant le moindre représentant de cette espèce belliqueuse et coloniale. Pourquoi les laisser vivre sur ce volcan ?
— Hum… Je ne possède pas la réponse, hélas, admit Owen, quelque peu gêné.
— Et vous, Théodore ?
— Non plus, navré.
— Pas par manque de force, c’est certain. Par couardise, alors ? Peut-être, après tout. Mais son choix se répercute sur les héritiers de son royaume. Sur nous.
— Lorsque tu auras réanimé le Lion, héritière, tu n’auras qu’à corriger son erreur.
La jeune fille ne répondit pas. Owen pivota pour comprendre son manque de réaction. Celle-ci lui sourit simplement, mais ses traits trahissaient une intense tristesse. Le chevalier ne comprit pas immédiatement cette mélancolie subite.
— Bon… Comment s’est déroulée ta mission avec les mercenaires ?
— Elle s’est conclue sur un échec. Mes coéquipiers ont été tués, les otages massacrés et, moi, ils m’ont gardée en vie.
— Pourquoi ? s’étonna Théodore, à l’arrière.
— A cause du sceau que je vous ai montré. Ils m’ont démasquée, sans l’ombre d’un effort. Ils ont canalisé la haine qu’ils nourrissaient pour les hommes et le Lion depuis des siècles et l’ont concrétisée sous la forme d’une torture insoutenable.
Owen s’arrêta brusquement. Après un prompt un demi-tour, il attrapa la jeune par les épaules.
— Attends, princesse. Quelle est cette sombre histoire, encore ?
— Celle de mon retour en Koordie. Est-ce bien ce que vous me demandiez ?
— Oui, mais… Tu n’avais jamais mentionné de telles horreurs.
— Vous vouliez la vérité. Je vous l’ai cachée trop longtemps. Par couardise. Comme le Lion lorsqu’il dut poursuivre et achever les Worgros dans leur propre nid. C’est à cause de moi que le Lion est mort.
— Non, ce n’est pas votre faute, intervint Théodore, en s’agenouillant pour se mettre à hauteur de la jeune fille.
— Si. Leurs sorciers ont trifouillé dans ma tête, dans ma mémoire et mes souvenirs. Ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient. La source de notre magie. L’identité du Lion et son emplacement.
— Leurs sorciers sont capables de telles fourberies ? s’affola le chevalier.
— Ce n’est pas le plus alarmant, Owen. Ils l’ont torturée.
— Je compatis. Il semblerait que ces Worgros nous aient tous blessés.
Des larmes s’écoulèrent sur les joues de la princesse. Dans la pénombre souterraine, les deux hommes n’en aperçurent que le scintillement évocateur. Owen lâcha un juron en s’éloignant un bref moment.
— Venez là, Aurore, fit Théodore en tendant les bras à la jeune fille.
La princesse accepta l’étreinte du champion. Ses larmes s’accentuèrent et son chagrin devint sanglot.
— Pourquoi ne pas nous en avoir parler ? Des telles épreuves ne se surmontent pas seule.
— Comment aurais-je pu ? Je ne vous connaissais pas. Entre un chevalier brisé, en colère contre le monde entier et un champion perdu, s’accrochant à de valeurs insensées, je n’aurais jamais trouvé assez de soutien.
— Alors vous nous avez soutenus, nous, hein ?
— Et lorsque tu nous as sentis prêt à entendre la vérité, nous t’avons craché au visage, compléta Owen en revenant.
Le chevalier s’adossa contre le mur rocheux, puis se laissa glisser jusqu’au sol. Aurore quitta les bras de Théodore puis dévisagea les deux hommes, à tour de rôle.
— Ils ont lu dans mon esprit, envoyé un assassin ôter la vie du Lion et pris d’assaut les plages occidentales du royaume. Tout est ma faute. Vous m’en voulez, je le sais. Je le vois. Mais j’étais impuissante. J’ai fait l’erreur de fuir le confort pour connaitre le monde extérieur. Le royaume entier en pâtit. Vous vouliez savoir pourquoi vous m’aviez trouvée en Orion. La réponse est ici. Ils m’ont amenée avec eux sur leurs navires de guerre. Lorsqu’ils ont assailli la plage, j’ai réussi à m’échapper, avec un baluchon, le sceau de ma famille et un éclat d’espoir pour Koordie. Croiser votre route a été un signe du Lion pour moi. Une possibilité de rejoindre Forléo avant la fin.
Owen se pinça le nez, entre son index et son pouce. Théodore baissa le visage, incapable de supporter le regard terrifié de l’adolescente.
— Tomber sur deux hommes dévastés et pitoyables comme nous n’a sûrement pas été une bénédiction, la plaignit Owen.
Aurore ravala un dernier sanglot.
— Et pourquoi pas ? Nous sommes toujours en vie, fit-elle, en référence à l’argument du chevalier plus tôt dans la journée.
— L’argument est infaillible, réitéra Théodore.
— Bien, reprit la jeune fille. Fini de s’apitoyer. Vous savez tout de mon périple, à présent.
Owen acquiesça. Il se remémora la présence d’une grande corniche, un peu plus loin sur leur chemin. Il proposa au champion et à la princesse d’y établir leur campement pour la nuit. Tous deux acceptèrent. Un peu de repos après une telle discussion ne serait pas de trop.
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