Les chevaliers
La mort silencieuse enveloppa Théodore, prête à lui planter son croc miroitant dans la trachée. Owen n’eut pas le temps de dégainer, son épée trainait près du foyer. Mais les mouvements agiles et effroyablement précis de ce prédateur des ombres se recoupèrent, dans sa tête, avec d’autres détails qu’il était parvenu à saisir.
Le chevalier se jeta à genoux, levant haut ses mains et montrant ses paumes désarmées.
— Vostan ! clama-t-il.
L’ombre ondulante freina son offensive, adoptant progressivement une silhouette humaine habillée d’un long manteau noir à capuche. Cinq autres spectres s’esquissèrent dans le clair-obscur autour du campement. Ils étaient cernés.
Mais en son for intérieur, Owen savait qu’ils ne craignaient plus rien.
Le fantôme de noirceur, au poignard endiamanté par la lueur sélène, relâcha le champion. Aussitôt, Théodore enferma Aurore dans ses bras protecteurs et rejoignit le centre du bivouac.
— Des hommes, fit l’assaillant, soulagé.
D’un pas, il s’engagea dans la lumière rassurante du foyer. Il souleva sa capuche et rabaissa l’écharpe qui dissimulait le bas de son visage. Le feu du campement peignit alors les traits sévères mais amicaux d’un homme d’une trentaine d’années. Des balafres parcouraient ses tempes, ses joues et ses lèvres.
Les cinq intrus à la lisière du camp l’imitèrent. Deux hommes et trois femmes se démasquèrent. L’hostilité retourna au néant et Owen put se relever pour accueillir les nouveaux arrivants.
— Bonsoir, fit l’homme qui avait tenté de tuer Théodore. Navré pour cette déconvenue. Nous n’avons pour habitude de croiser des figures alliées par ici et puis, dans cette sombre nuit, difficile d’identifier précisément des hommes.
— Eh bien, plus de peur que de mal, déclara Théodore en se massant la gorge.
— M’en voilà rassuré. Joli réflexe, en tout cas, compléta-t-il en tendant une main ouverte à Owen.
Il la serra à la manière des chevaliers, empoignant fermement l’avant-bras de l’inconnu.
— Je devine là un chevalier, commenta ce dernier. Mon nom est Nicolas. Hyène, par ma fonction.
— Hyène Owen.
— Heureux de rencontrer l’un des nôtres ici. Encore apte au combat ? demanda-t-il en désignant du menton l’œil perdu d’Owen.
— Je m’y efforce.
Tous deux rirent brièvement. Owen présenta ensuite Théodore, champion l’accompagnant depuis la plage d’Orion, et Aurore, messagère ayant pour mission d’apporter la victoire au peuple koordien. Nicolas ne cacha pas son dégoût vis-à-vis du grand compagnon d’Owen, lorsque celui-ci lui révéla son obédience. En revanche, il s’agenouilla devant l’adolescente.
— Si tous nos espoirs reposent sur vos petites épaules, jeune fille, la survie de ces deux hommes sur les plages d’Orion s’apparente à une providence.
— Je suis capable de me défendre toute seule, rétorqua Aurore, sur la défensive.
— Je n’en doute pas le moins du monde. Mais en ces temps de troubles, aucun concours n’est de trop.
L’homme demeura un instant à dévisager l’adolescente, comme s’il tentait d’exhumer, par la pensée, quelque information. Aguerri au mensonge et à la fourberie, de par sa caste d’assassin et de messager, Nicolas avait indubitablement détecté le manque de sincérité dans la voix d’Owen. Il savait que son confrère ne lui avait pas tout révélé à propos de la jeune fille.
— Bien, fit-il en se relevant. Laissez-moi vous présenter mes compagnons.
Nicolas débuta par les deux jeunes femmes, d’une vingtaine d’années toutes deux, qui se tenaient côte à côte. Iris, qui portait des cheveux courts et noirs comme l’ébène, et Violette dont le crâne était entièrement rasé. Des guerrières, deux sœurs. D’un tempérament assurément de feu au vu de leurs pupilles flamboyantes, elles appartenaient à la caste des Loups, les châtieurs agissant au nom de la justice.
La troisième femme, plus grande et plus massive que les deux précédentes, se prénommait Ambre. Elle affichait un air affable et un flegme sans faille, qualités répandues dans sa caste : les Sangliers, unique division de la chevalerie rattachée à la foi.
Venaient ensuite Henry, un homme dans la quarantaine aux cheveux blonds mi-long, qui démontrait une assurance proche de la suffisance, et Bartholomé, un guerrier de plus de cinquante ans, dont le regard traduisait sagesse et connaissance. Ils représentaient respectivement la caste des Cerfs, protecteurs des hautes sphères de la société, et celle des Aigles, enseignants intellectuels dans la chevalerie.
— En voilà une communauté originale, s’étonna Owen. Rares sont les chevaliers qui s’allient avec ceux de castes différentes.
— Plus rares encore sont les Hyènes qui font route avec un champion de la foi, répondit Nicolas dans un mélange d’âpreté et d’amusement.
Ni Owen, ni Théodore ne réagit.
— Bref, conclut Nicolas. Nous avons formé cette escouade dans le but d’empêcher des rassemblements de Worgros sur ce territoire. La guerre se prépare à l’est. En supprimant les garnisons et les campements de ces chiens, nous avons pour objectif de fragiliser leurs attaques. Voilà pourquoi nous vous avons attaquer. Mais il semblerait que notre mission vienne de muter.
— Comment cela ? s’enquit Owen.
— Si avec cette jeune fille vient notre victoire, nous nous devons de la protéger.
— Cela implique de voyager au côté d’un champion, rappela Théodore, une once de moquerie dans la voix.
Nicolas et Théodore se toisèrent un moment, qui parut durer des minutes entières.
— La sauvegarde de notre territoire prévaut. Théodore, je ne vous connais pas. Mais si l’un des miens vous a jugé digne, alors j’en ferai de même.
La Hyène tendit une main conciliante au champion, qui la saisit avec précaution.
— Il est l’un des miens, plus que nombre de chevaliers l’ont été, affirma Owen en observant la poignée de mains.
Le groupe décida de passer la nuit ici. Nicolas préféra prendre le premier tour de garde avec Owen, justifiant son choix par le fait qu’il voulait écouter le récit de leur voyage jusqu’ici. Les autres membres de la communauté se pressèrent sur les couches et gagnèrent le royaume des songes.
La nuit s’écoula poussivement avant que Nicolas ne demande davantage d’explications à son confrère. Owen lui narra les grandes étapes de leur route. Leur départ d’Orion, en passant par le col de Concorde, puis leur traversée d’Yvrefleur et leur découverte de deux Grands défunts. Leur aventure dans la forêt enivrante du Méridian, puis sous le désert de Tanzanites. Et, finalement, leur arrivée dans le duché de Koordie.
— C’est un long chemin que vous avez accompli jusque-là, déclara Nicolas à la fin du récit. Comment diable avez-vous traversé les lignes ennemis. Combien de dangers avez-vous affrontés ? Je ne peux pas même l’imaginer.
— Bien des fois je me suis vu abandonner. Bien des fois je me suis vu tuer cette armure ambulante. En somme, c’est la petite qui m’a sauvé de mes propres démons.
— Cette petite, ce n’est pas juste une messagère, n’est-ce pas ? Vous la regardez comme s’il s’agissait d’un joyau divin.
Owen feignit un rire pour désamorcer le sujet. Il ne voulait pas risquer de dévoiler l’identité d’Aurore, de peur d’avoir à la protéger des réactions de ces chevaliers.
— Ne vous faites pas d’idées, Nicolas. Il s’agit seulement d’une messagère.
— Inutile de vous épuiser à bâtir des mensonges, Owen. Vous le savez autant que moi, il est impossible de berner une Hyène.
Et pourtant… Elle l’avait berné durant de nombreux jours. S’était-il affaibli ? Ce Nicolas aurait-il immédiatement décelé le mensonge dans les dires d’Aurore ?
Le rire discret de la Hyène le sortit de sa torpeur. Nicolas lui tapota l’épaule.
— Ne vous faites pas de souci, Owen. Si cela doit rester secret, alors je ne chercherai plus à vous soutirer cette information.
— Merci, Nicolas. Cela fait du bien de retrouver un confrère.
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