La Grande-Championne Morgane
Les affreuses fantaisies et ornementations grossières qui agrémentaient son habit tintinnabulaient au rythme de ses pas hasardeux. Ce ne fut ni de la haine, ni de l’ire, ni une quelconque autre forme de d’envie belliqueuse qui animait le suzerain-sorcier, mais un profond désespoir.
Le monstre colossal s’affaissa, heurtant de ses genoux le sol couvert d’entrailles. Se profilèrent des excroissances effilées sur son dos, lorsqu’il se recroquevilla sur lui-même. Avec perspicacité, Owen en détermina l’origine. Il s’agissait de traits empennés, fichés dans sa chair. D’un fût plus épais que des flèches, ces projectiles ne provenaient assurément pas d’un arc.
Une seconde silhouette, à l’armure coruscante et souillée par le sang, se planta derrière le suzerain-sorcier. Sous son heaume de champion, de longs cheveux d’or voguaient au gré du vent froid. Le guerrier posa son arbalète massive contre l’occiput du moribond, avant de cracher la mort. Le carreau s’enfonça dans le sol humide, fracturant, brisant et déchirant tout sur son passage.
Le champion scruta la troupe aux épées dégainées puis, avec une nonchalance remarquable, remonta le mécanisme de son engin annihilateur. Pour Théodore, suffisamment d’indices avaient filtré pour qu’il reconnaisse son vis-à-vis.
— Grande-Championne Morgane, déclara-t-il en devançant le groupe.
L’intéressée acquiesça, soulevant son heaume brillant. Un visage dur à la peau tannée, vieillissant malgré une beauté non oubliée, se dessina devant eux. Trois autres champions se placèrent à ses côtés, tous à l’armure plus rouge que les yeux d’un Worgro excité par la rage.
— Et tu es… ? demanda-t-elle sur un ton impérieux.
— Champion Théodore.
— D’où venez-vous, toi et tes bravaches aux noms d’animaux ? le questionna-t-elle, reconnaissant sans mal le statut de chevalier de ses compagnons. Nous sommes censés être le première ligne de défense, le plus loin à l’ouest.
Théodore entama les explications, débutant d’abord par son aventure et son objectif avec Owen et Aurore, avant de conclure par l’arrivée de la troupe de chevaliers. La Grande-Championne Morgane l’écouta parler, sa figure ne dénotant pas la moindre émotion.
— Eh bien ! s’exclama-t-elle, sur un ton morne, à la fin du récit de Théodore. De biens honorables exploits, surtout pour un champion privé de magie.
— Owen et Aurore m’ont grandement soutenu dans ces épreuves, corrigea Théodore.
— Oui, oui, certainement. Tout le monde connait la grandeur d’âme des Hyènes, cracha-t-elle avec dédain.
Owen réprima son irritation. Intérieurement, il s’imagina glisser dans le dos de cette femme et lui ouvrir une nouvelle bouche au niveau de la gorge. Une bouche avec laquelle elle ne pourrait plus vomir ses acerbes réflexions. Ses fantasmes durent déformer son visage, puisque la dénommée Morgane le toisa avec répugnance.
Nicolas, à côté de lui, ébaucha un geste de contestation, avant qu’Ambre ne le retienne. Morgane ne releva pas.
— Nous devions retenir les hordes provenant du sud-ouest, afin d’empêcher un rassemblement trop important devant les Mâchoires. Nous avons tenu bon, et triomphé d’un suzerain-sorcier. Toutefois, compte tenu du peu d’hommes sous mes ordres encore vivants, je doute que nous puissions contenir un nouvel assaut. Si la mission que vous menez est aussi primordiale que tu le décris, Théodore, il serait bienvenu que nous vous accompagnions.
— Votre aide serait bienheureuse, en effet, confirma Théodore.
Morgane se tourna vers les trois armures immobiles et inquiétantes qui l’encerclaient. De la main, elle indiqua la plus grande d’entre elles. Répondant au nom de Barnabé, ce premier champion portait une hallebarde, sur laquelle des boyaux étaient entortillés. Affairé à les retirer de son arme, il ne releva pas la tête lorsque la Grande-Championne le cita.
Presque aussi massive que Morgane elle-même, le second champion était également une femme, nommée Emma. Elle les salua en posant son poing fermé sur son cœur. Ses dagues pendaient à sa ceinture, mais du sang séché avait coulé sous son heaume, donnant l’impression qu’elle avait arraché la vie de ses ennemis avec les dents.
Le dernier individu, occupé à nettoyer son bouclier rond à l’aide son glaive, ne répondit pas non plus, lorsque Morgane prononça son nom : Oscar.
Théodore les remercia tous de se joindre à leur groupe. Ils ne seraient pas de trop. Ainsi, les treize survivants quittèrent le champ de bataille sans plus attendre. Owen savait qu’ils venaient de troquer leur diligence et leur discrétion pour une force de frappe nettement accrue et une indubitable résistance. Mais cette mutation avait déjà commencé en acceptant les chevaliers dans leur groupe. Peu importait. Il mènerait cette communauté comme il avait mené Théodore et Aurore depuis le début : avec efficacité, rigueur et intransigeance.
Lorsqu’ils furent loin de l’hécatombe, son ami accéléra le pas pour le rejoindre.
— Il te suffit d’ignorer ses remarques virulentes, susurra Théodore. Elle et ses hommes nous seront d’une grande aide en cas de conflit inopiné.
— J’ai l’impression d’être testé par le Lion en personne. Je parviens tout juste à apprécier la présence d’un champion, et me voilà étouffé par quatre autres lourdauds en armure.
Théodore s’esclaffa. Owen sourit.
— Ta patience est mise à rude épreuve, effectivement.
— Oui… Mais avec toi à mes côtés, je devrais m’en sortir.
— Alors je resterai auprès de toi, mon frère.
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