Le tribut du Lion

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— Tu t’es enfin décidée à délier ta langue ! s’exalta Owen.

Sur cette plateforme ascendante qui évoluait le long du tunnel vertical, seule une esquisse rouge-brun de leurs personnes ressortait. Dans cette salle nimbée d’ombres et d’éclat cuivrés, les deux hommes ne discernèrent que vaguement les chaudes larmes qui roulaient sur les pommettes de la jeune fille. Ils n’entrevirent donc pas la contenance dont elle dut faire preuve pour poursuivre son discours. Pourtant, ils ne manquèrent pas la tension qui tiraillait l’espace et l’air.

— Je voudrais vous remercier une dernière fois, avant la fin. De tous les voyages que j’ai entrepris dans ma vie, quoique courte jusque-là, celui-ci, traverser le royaume de Koordie aux côtés d’un éclaireur borgne et d’un protecteur boiteux, aura été le plus enrichissant.

» J’ai tant appris. Sur cette île, sur mon peuple, sur moi. J’ai fui mes obligations pour appréhender l’immensité du monde, alors qu’un univers fabuleux s’étendait sous mes pieds. J’ai délaissé cette faune, cette flore et cette population alors que je ne connaissais rien d’elles. J’ai ignoré ma place, mon statut pour me découvrir. Mais c’est dans votre sillon, en surmontant les épreuves, les unes après les autres, que je me suis véritablement trouvée.

» Durant cette aventure, j’ai regardé l’ennemi dans les yeux et je l’ai affronté. J’ai contemplé les désastres qu’il a laissé dans son sillage et j’ai tenté de les amenuiser, de les réparer. Pourtant, je reste persuadée que, malgré toute ma bonne volonté, cela ne compensera jamais ce que j’ai fait endurer à Koordie, en abandonnant mon trône.

» C’est vous, à travers vos blessures et votre capacité à vous relever suite à quelque échec, qui m’avez prouvé qu’il n’est jamais trop tard pour semer le bien autour de soi. Face à ma culpabilité, je me suis endurcie. Je l’ai combattue tout au long de ce périple. Sans votre concours, j’aurais plié sous son insidieux tourment. Je devine qu’elle rôde toujours, non loin. Peut-être ici même, dans mon cœur.

» Comme compensation, j’aime à croire que j’ai pu vous aider dans votre lutte contre vous-mêmes ; pour entrevoir ce pour quoi vous vous battiez, ce pour quoi vous tombiez mais, surtout, ce pour quoi vous vous releviez. J’aurais aimé, comme vous l’affirmiez, Owen, avoir été Aurore le Fléau-des-Envahisseurs. J’aurais aimé, comme vous le disiez, Théodore, avoir été Aurore la Lionne. De tout cela, je pense n’être que Aurore, une fille qui a trouvé la force d’avancer dans la volonté de deux hommes que le destin estimait pourtant perdus.

» Je suis heureuse d’avoir fait ce chemin avec vous. Je suis heureuse de vous avoir connus, et ce, même si le contexte n’était pas favorable à d’aussi belles rencontres. J’espère que vous retrouverez votre enfant, Owen. Théodore, j’espère également que vous trouverez une personne qui vous est chère, que vous pourrez protéger de toute votre âme. Tous deux méritez ce bonheur.

» Si je vous confie tout ceci, que je vous lasse avec mes sempiternels excuses et remerciements, c’est que notre séparation approche. Le Lion est mort. Son foyer s’est éteint. Pour première fois en plusieurs siècles. Afin de donner une nouvelle vie à la magie et à notre royaume, le feu doit être rallumé. Et pour cela, il doit consumer une vie. Celle de l’héritière. Ce n’est pas un au revoir, mais un adieu. »

Sur ce dernier mot, le silence submergea la tour. Dans cette mer d’interdit, la plateforme poursuivit sa déchirante ascension. La destination venait de muter. Elle ne les acheminait plus vers le lieu de leur victoire, mais vers la tombe d’Aurore et de leur relation. Cette ultime montée prenait à présent des allures de voyage mortuaire.

Finalement, Owen, Théodore et Aurore émergèrent de cette atmosphère suffocante. L’ascenseur les déposa au sommet de la tour, et la lumière du crépuscule dévoila leur anxiété, qui déformait chacun des trois visages.

La solennité gravée sur le minois de l’adolescente acheva les deux hommes. Dans l’obscurité, ils avaient songé à une mauvaise facétie. Mais dorénavant, plus rien ne leur permettait de douter des paroles de la jeune fille.

Owen se cacha les yeux dans sa main et baissa le visage. Théodore tomba à genoux, pris de vertiges. Empli de détresse, les iris céruléens d’Aurore passaient du chevalier au champion, puis du champion au chevalier.

— Nous t’avons menée à ta mort, cracha Owen avant de s’éloigner et de frapper avec rage l’une des colonnes qui supportaient la colossale couronne irisée. Non ! hurla-t-il en martelant la pilier. Non ! Non ! Non…

— N’existent-il pas d’alternatives ? s’enquit Théodore, les yeux humides, perdus dans un néant de regrets.

— Le royaume doit être sauvé. Les gens de ce royaume doivent être sauvés. Vous devez être sauvés. Vous le méritez. Alors pour cela, je dois donner mon corps au Lion. Mon âme persistera. Au travers de la magie, vous pourrez m’entendre et me sentir. Je serai partout. J’appartiendrai au Lion.

Owen se rapprocha de la jeune fille. Ses yeux étaient rougies. Il pointa un doigt accusateur sur Aurore, ouvrit la bouche, mais seul un son indiscernable s’en extirpa. Les larmes montèrent, puis le chevalier s’emporta, poussant un cri réprobateur.

— Je ne veux pas en perdre une deuxième… grommela-t-il en s’écartant de nouveau.

Malgré les peines qui la taraudaient, Aurore parvint à sourire.

— Ce fut court. Pourtant, je vous ai admirés, tous les deux, comme des compagnons, comme des mentors, comme des pères. Merci.

Sur ces mots, la jeune fille passa à côté des hommes impuissants et traversa la terrasse. Le vent de fin de journée s’insinuait entre les colonnes et hululait. L’on aurait dit un sombre requiem ou un glas envoûtant annonçant la fin d’une époque.

Figés sur place, Owen et Théodore la regardèrent prendre ses distances. Sa chevelure rousse flottait au gré des bourrasques passagères, enveloppant sa petite silhouette dans un cocon d’éther écarlate. Elle gravit la volée de marches qui menait à l’extension de la tour : cette échauguette sans paroi.

En son centre, les cendres du Lion l’attendaient. Large récipient de pierres d’un noir de jais intriguant, le foyer ne projetait pas la moindre étincelle ni le plus discret éclat incandescent.

Puis, comme elle effleurait de la main la construction ancestrale, une ombre tomba depuis le plafond de l’appendice architectural. Silencieuse comme la mort, l’apparition ne trahit aucunement sa présence auprès d’Aurore.

La chose déploya ses bras. Alors, avec horreur, Owen et Théodore entrevirent quatre membres puissants prêt à frapper.

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