Culpabilité

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Owen poussa un cri d’alerte à l’égard d’Aurore. Le Worgro qui avait assassiné le Lion, après s’être nourri des pensées de la princesse, résidait encore sur le lieu du crime. Née pour commettre les plus infâmes ignominies, cette créature avait patiemment attendu, accrochée au plafond comme une araignée sur sa toile, pleine de malignité. Sa perfidie se voyait enfin récompensée.

Du moins, voilà l’essence des pensées qui devaient bouillonner dans son crâne informe. Mais le chevalier refusa que son intelligence malsaine soit victorieuse. Il s’arma de sa dague brisée, qui dormait dans sa botte, et la lança avec vigueur.

Le poignard se logea entre les quatre omoplates de la bête répugnante. Un hurlement désagréable retentit. Les deux renflements de peau, situés sous les os d’un squelette normalement constitué, remuèrent, agités par des spasmes ingrats. Owen l’avait blessé.

Le monstre fit volte-face, ne se préoccupant plus de la jeune fille, qui poursuivait son chemin vers le foyer de cendres. Elle avait remarqué l’importun, mais préférait prioriser la renaissance de la magie, synonyme de leur victoire. Elle mettait donc sa protection et sa vie entre les mains des deux guerriers. Sa lutte se trouvait ailleurs.

Théodore et Owen, conscients de la tâche qui leur incombait et du poids de leurs responsabilités, occultèrent un instant les maux qui tenaillaient leur cœur et se dressèrent face à la figure abjecte. Cette dernière se servait de ses deux bras supplémentaires, des membres ténus semblables à des os d’une couleur noire, pour dissimuler son visage. Toutefois, au travers de ses doigts gibbeux, se manifestaient les bribes d’un cauchemar difforme. Le dos bossu et le corps parcouru de tatouages proéminents, la chose ressemblait à un crochet dont la pointe aurait été sa tête.

— Est-ce seulement un Worgro ? demanda Théodore, dont la voix chevrotante trahissait le désarroi.

— Si tel est le cas, il s’agit du plus ignoble des rejetons de la plus affreuse portée de cette engeance. Au vu de sa manie à se cacher derrière ses mains, il doit connaître l’étendue de sa laideur. Mais qu’importe, mon frère ! Nous devons gagner du temps pour Aurore.

Théodore acquiesça et entama une offensive plutôt hasardeuse, ne sachant pas concrètement à quel type d’adversaire il faisait face. L’épée levée vers la couronne de la tour, il chargea. Mettant à profit son élan et sa force herculéenne, il fendit l’air de haut en bas. La claymore taillada l’un des bras bizarres, qui voilaient l’abominable visage de la créature. La chair céda, mais l’os renvoya une vibration douloureuse dans le manche de l’épée, puis dans les bras de Théodore.

Avec l’un de ses bras plus en hauteur, le monstre saisit le champion par la nuque et fit mine de lancer le corps. Owen intervint à ce moment-là, frappant avec férocité dans le membre ligneux. La bête relâcha sa prise alors qu’elle entamait son geste. Les pieds de Théodore quittèrent le sol mais, grâce à l’intervention du chevalier, fut épargnée de cette projection fatale.

La Hyène reçut un coup à la tempe, inhabitué à anticiper les mouvements d’un être pourvu d’autant de membres. Owen eut la sensation d’encaisser, avec son crâne, une frappe de marteau de forgeron. Après une courte période d’étourdissement, il se surprit à ne pas voir sa cervelle et son sang dégouliner depuis un trou dans sa tempe, tel un œuf que l’on casse pour la cuisson.

La sombre hideur serrait le cou de Théodore, qui se débattait tant bien que mal. Owen s’élança et bondit sur le dos de l’ennemi. Dans un même geste habile et sûr, il retira la dague qui patientait entre les omoplates et lacéra la gorge du monstre.

Un cri tonna, stridula, crissa. La chose mandait des forces depuis le plus profond abysse de l’obscénité, là où se terraient les plus viles perversions de cette terre. De sa gueule béante, un chant macabre et repoussant exhala, tel des vomissures inodores et invisibles pour les sens mais néfastes pour l’âme.

Owen persista. Encore, encore et encore… Il heurta et ripa sur les filaments métalliques mais parvint à atteindre l’orbite droit de la chose. Elle hurlait et déambulait, incapable de se séparer du parasite qui se nourrissait de sa douleur.

De l’autre côté de la Tour du Lion, Aurore atteignit enfin le foyer. A son approche, les cendres réagirent, sensibles à la présence de leur maîtresse. Les résidus du feu magique rougirent, comme si un souffle d’espoir s’attelait à les attiser, si bien que les cendres devinrent des braises. Emportées par une brise chaude, les braises lévitèrent au-dessus du large récipient en pierres luisantes.

Prenant un sens giratoire, le léger vent donna une forme de tourbillon aux reliquats incandescents. Puis, sans qu’elle ne puisse rien contrôler, Aurore assista à la naissance d’une tornade qui s’accrut à mesure qu’elle absorbait de nouvelles braises. Le tumulte qui la flanqua surpassait sans peine les cris de la bataille en contrebas.

Owen reçut des cendres dans le dos et la brûlure l’obligea à lâcher sa proie pour s’éloigner de l’épicentre du phénomène. Médusés, Théodore et Owen admiraient la scène avec de peu de crédulité. Alors que la pluie embrasée suppliciait leur peau, même au travers de leurs vêtements et de leur armure, Aurore s’en recouvrait toutes les parties du corps. D’ailleurs, la Tour du Lion ne subissait aucune dégradation.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que les deux guerriers ne reconnaissent plus leur compagne de route. Habillée d’une nouvelle peau rouge flamboyant, elle ressemblait à une déesse de feu, à une reine de magma, à une incarnation du Lion.

Aurore ne paraissait pas souffrir, ni reculer devant la véhémence des courants d’air calcinant. En revanche, elle était entrée dans une lutte contre les cendres qui brasillaient, contre l’âme de la magie, contre le Lion en personne.

Entre la jeune fille et les guerriers, le monstre se tordait de douleur, accompagnant son atroce danse de gémissements tout aussi abjects. Les poussières ardentes, par contre, ne semblaient pas l’affliger, malgré le fait que sa peau fonde à certains endroits. Ses brûlures répandaient une odeur nauséabonde de chair grillée.

Owen s’empara de l’occasion.

La Hyène chargea, l’épée au clair. D’une botte redoutable, le bretteur trancha un bras affaibli par les braises alentour. Il s’agissait de l’un de ceux qui dissimulait son visage. Le membre tomba au sol, délivrant le faciès de la bête de sa prison osseuse.

Alors, Owen vit la face du monstre. Il eut la vague sensation de contempler un morceau de chair dans lequel s’étaient réfugiés tous les torts du monde. L’horreur qui l’assaillit faillit l’emporter sur sa conscience. La laideur, de laquelle il fut témoin, surpassa toutes les chimères de ses cauchemars les plus haïssables. Cette vision laisserait à jamais son empreinte sur la mémoire d’Owen, et, à jamais, il ne pourrait poser de mot plus précis que « culpabilité » sur ce qu’il vit.

Employant les forces de son dégoût, il planta son épée en plein milieu de cette amas ineffable, ôtant la vie de son propriétaire.

Théodore ne soutint pas le chevalier dans ce combat, trop préoccupé par la lutte d’Aurore. La sentant défaillir, il l’encouragea par des mots aussitôt avalés par le vacarme de la tornade. Malgré ses vains efforts pour approcher, il persévérait. « Tu peux lui tenir tête ! Tu es la Lionne ! »

Au travers des rafales de cendres et de braises, Owen et Théodore crurent discerner des yeux, une crinières, des crocs… Sous une forme éthérée, peut-être hallucinée, le Lion surgit de la tempête de feu. Puis, un terrible rugissement les foudroya. Aurore, implacable, rugit à son tour. Un cri plus aigu, plus pur, plus inspirant.

L’autre rugissement cessa, puis, sans aucun signe annonciateur, Aurore se fragmenta avant de se décomposer en une myriade de cendres rouges qui nourrirent les vents brûlants. Ébahis, les deux guerriers ne surent que faire. Bientôt, la tornade s’estompa, absorbée par le foyer. Les reliquats volants regagnèrent leur abri de pierres noires.

Privés de la parole, Owen et Théodore demeurèrent à quatre pattes, immobiles. Répondant à leurs questions intérieures, le feu cracha une volée de braises qui flotta un long — un interminable — instant. Dans un crépitement bruyant, les fragments rougeoyants s’assemblèrent pour façonner une silhouette humanoïde.

Sa taille équivalait à celle d’un grand enfant. Ses membres n’étaient que flammes dorée et clarté d’argent. L’apparition flottait, à quelques pouces du sol, à l’instar de son indomptable chevelure, elle-même d’un rouge similaire à celui d’une lune cuivrée. Les traits de son visage étaient indistincts. Seuls ses yeux se démarquaient : deux saphirs de feu dont la lueur ondulait au gré d’une logique abstruse.

Il ne fallait pas davantage de détails pour qu’Owen et Théodore identifient la personne se dressait triomphalement devant à eux. Aurore Cœur de Lion.

La Lionne leur accordait un ultime contact. Stupéfiés, les deux hommes ne prononcèrent pas un mot.

Soudain, la silhouette rugit. Mais le rugissement ne s’avéra pas impérieux ou péremptoire. La douceur et la chaleur le caractérisaient. Le sens de ce cri n’était à la portée d’aucune oreille humaine. Pourtant, le cœur des deux hommes intercepta le message.

Du moins, ce fut ce qu’ils conclurent. Car tous deux étaient dès à présent habités d’une seule et même conviction : Aurore requérait du temps pour raviver les flammes de la magie.

L’instant d’après, la silhouette s’évanouissait, dans un crépitement similaire au précédent.

Owen et Théodore rassemblèrent leurs dernières forces et se redressèrent. Ils s’accordèrent un répit d’une poignée de minutes. A bout de souffle et pensifs, ils scrutèrent le champ de bataille dont les fracas parvenaient jusqu’en haut de la tour.

— En observant Forléo, des souvenirs d’enfance me reviennent en mémoire, déclara Théodore.

Owen pivota la tête vers son compagnon, attendant la suite.

— Au vu de ce que nous avons parcouru, une citation resurgit. Elle appartient à l’un de mes anciens professeurs. Un écrivain. Enfin… je ne sais pas si l’on peut se fier à ces amoureux du vélin mais, dans notre situation, je pense que ses paroles te feront sourire. Il disait alors : « Il n’y a pas de réussite facile ni d’échecs définitifs. »

Owen sourit, soudainement envahi d’un étrange mélange de satisfaction, de fierté et de nostalgie.

— Nous avons revivifié le feu, mon frère, déclara-t-il.

— Nous avons réussi. Mais un ultime devoir nous incombe.

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