Vers Forléo
Le vent nocturne glissait sur son crâne glabre, tandis que sa monture franchissait les Mâchoires par la porte méridionale. La Grande-Championne Morgane chevauchait à la hauteur de Théodore, sans jamais le dépassait. Bien qu’elle lui soit supérieure en grade et en expérience, elle paraissait le hisser à un niveau de légitimité similaire au sien pour diriger ce groupe.
En passant près des soldats qui tenaient le passage protégé sous la muraille, ils délivrèrent la nouvelle concernant la magie. Malgré l’enthousiasme et les remerciements des gardes, ils ne s’attardèrent pas un instant de plus. Leur mission primait sur tout le reste.
Ils chargèrent le long des vallonnements qui bombaient l’Anneau. Lorsqu’ils s’enfonçaient le long des pentes, le tumulte guerrier s’amenuisaient, voire s’estompaient, mais, lorsque leurs montures escaladaient les vastes collines, l’horreur de la guerre fustigeaient leurs tympans et agressaient leurs pupilles.
Partout, des batailles d’envergure diverse sourdaient de la terre, comme autant de lésions méphitiques et purulentes, répandant leurs horribles effluves de métal. Théodore eut des haut-le-cœur en songeant au fait que ses frères d’armes livraient bataille au beau milieu de ces amas de sang et d’armure.
Hélas, il ne pouvait se résoudre à lancer sa troupe de champions dans l’un de ces conflits. L’inutilité de cette action rimerait avec la fin du royaume de Koordie. Prenant sur soi et occultant volontairement les valeurs intrinsèques à son Ordre, comme il l’avait appris aux côté des Liniens, Théodore ne dériva pas un seul instant de sa direction initiale. Il perçut toutefois le doute chez ses compagnons, qui observaient avec anxiété les combats alentour. Mais la hardiesse de leur meneur les persuada de le suivre sans qu’il n’ait à prononcer un mot.
Les cavaliers cheminèrent ainsi au travers des colossaux rochers torves et saillants, qui parsemaient l’Anneau d’innombrables crocs de titans. Nombre d’entre eux culminaient à une quatre ou cinq mètres, souvent couverts d’une couronne d’archers aux tirs frénétiques. Le chant des leurs arcs claironnait, avant de se perdre dans l’écho maléfique des proies perforées.
Bientôt, la pénombre de la gigantesque saillie aux traits du Lion les avala, comme elle avait déjà engouffré Forléo. Dès lors, ils ne virent plus que des éclats lumineux rouges, bleus et, parfois, d’une teinte qui ne portait aucun nom en langue koordienne. La rage des suzerains-sorciers affrontait le courage des hommes et de femmes. Dans cette obscurité sélénite, Forléo leur apparut comme un bloc infini, monolithique et écrasant qui fendait terres et cieux pour se perdre dans les ténèbres.
Des ténèbres que Théodore et les siens percèrent sans une once de peur. Finalement, ils atteignirent l’entrée de la citadelle. La majestueuse porte d’or, ciselée pour conter le règne du Lion durant sa vie d’homme, se dressait de toute sa hauteur au-dessus d’un conflit entre plusieurs dizaines d’opposants. Une meute de créatures avides de sang avait réussi à atteindre le hameau qui dormait au pied des remparts de la cité.
Comment étaient-ils parvenus à franchir toutes les lignes de défense ? Théodore ne possédait pas la réponse. Mais il soupçonna l’ombre vespérale de jouer en faveur de ces envahisseurs ténébreux.
— Allons leur porter secours ! s’exclama-t-il. Ils sont sur notre chemin. Faisons d’une pierre deux coups.
Morgane approuva ses paroles d’un grand rire, anticipant avec excitation le combat à venir. Ensemble, chargèrent les six chevaux entièrement protégés sous leur barde. Les humains, qui tournaient le dos à la cité, faisant donc face à l’ennemi ainsi qu’aux cavaliers qui venaient derrière, eurent le temps de s’écarter. Les Worgros, en revanche, furent percutés, renversés et broyés sous le tambourinement des montures de guerre.
Après plusieurs passages, la horde fut exterminée. Mais du tréfonds de l’horreur et de l’impensable, une femelle ennemie rassembla assez de force dans ses bras pour soulever son tronc duquel pendait mollement des viscères fuyardes et des boyaux rompus. Personne ne la vit agir, la pénombre de la nuit l’assistant comme si elle avait été son bras droit. Ses mains obscènes agrippèrent le garde-flanc du cheval de Morgane. Elle se hissa ardemment sur la bête et, pleine de perfidie, planta un pieu sous l’aisselle de la cavalière.
Prise au dépourvu et blessée, la Grande-Championne poussa un grand cri avant qu’Emma n’empoigne la vile survivante et ne la jette au sol. Un soldat l’acheva d’un coup de lance dans le crâne. Cependant, l’affreuse créature avait atteint son objectif : laisser un stigmate sur un adversaire avant de sombrer définitivement. Sur sa selle, Morgane tangua. Théodore la rattrapa juste au moment où elle glissait de sa monture.
— Par le Lion ! jura-t-il en constatant la quantité astronomique de sang qui s’écoulait de la plaie. Il faut rejoindre Forléo, et vite ! Il lui faut un médecin. Barnabé, aide-moi à la mettre sur mon cheval. Elle ne peut plus monter seule.
La Grande-Championne marmotta des contestations, mais le sang qu’elle perdait amenuisa sa vitalité plus promptement qu’elle ne l’aurait cru. Elle se laissa donc manipuler et, entre les deux bras de Théodore, rejoignit Forléo.
Les soldats qui gardaient la portes les remercièrent pour ce renfort inattendu, puis soufflèrent dans leur cor pour réclamer l’ouverture de la porte dorée.
— Tenez bon, Morgane, lui intima Théodore, tandis qu’ils franchissait le seuil de la cité.
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