Grand-Champion
L’avant-bras empourpré, Théodore chevaucha sur la grand-place de la capitale. Morgane saignait abondamment et, si un médecin ne la prenait pas en charge sous peu, Forléo serait son tombeau. Des gardes koordiens tentèrent de s’interposer dans la course du champion, mais rien ne freina le guerrier de l’Ordre.
Emma, Oscar et Barnabé accordèrent du temps aux soldats pour leur expliquer la situation, et éviter les malentendus.
— Les magiciens, où sont-ils ? s’enquit Emma, auprès d’un homme en armure.
— Tous les citoyens inaptes au combat, y compris les magiciens, sont confinés dans l’acropole, pour leur sécurité.
Emma le remercia pour le renseignement, puis fouetta l’air de ses rênes, poussant sa monture vers celle de Théodore. Après l’avoir hélé, elle lui transmis ce qu’elle venait d’apprendre. Prenant immédiatement en compte l’information, Théodore fit pivoter son cheval et s’engagea sur la route pavée qui menait à la cité renforcée. Cet ultime bastion koordien surplombait les faubourgs, les maisons fastueuses et le château lui-même.
Les rues coites de la ville renvoyèrent le puissant écho des sabots ferrés. Théodore connaissait sa cité natale sur le bout des doigts. Chaque raccourci lui permettait de gagner du temps sur Celle à la faux. Ils passèrent donc par les faubourgs. Les ruelles humides cheminaient entre des maisonnettes biscornues, sur le toit desquelles des étages avaient été ajoutés sans aucune logique géométrique. Les uniques témoins de leur passage furent des chats gris aux yeux jaunes et des chien timorés.
Empruntant les allées qui grimpaient vers le nord de la citadelle, les cavaliers évitèrent les quartiers plus riches pour rejoindre le pied des murailles. De là, ils fusèrent en direction de l’est et du mythique escalier léonin. Les marches qui le composaient escaladaient la roche brute de la montagne, pour atteindre un plateau dessiné par la main de l’homme ou de quelque peuple ayant vécu avant lui.
Finalement, au sommet de cette remarquable volée de marches, ils aboutirent devant les portes infranchissables de l’acropole. D’aucuns certifiaient que les murs d’enceinte de ce lieu contenaient un matériau inconnu, héritage d’une civilisation immémoriale. Depuis son plus jeune âge, Théodore avait été passionné par les secrets que renfermait Forléo. Mais ce soir, tout ceci lui paraissait futile.
Des sentinelles postées le long du chemin de ronde apostrophèrent les nouveaux arrivants. Essayant de rester courtois, Théodore livra les informations dont il disposait et les pressa en leur signifiant que les magiciens pourraient sous peu user de leurs pouvoirs. La herse, dont l’enchevêtrement des barreaux matérialisait une probable tête de Lion — personne n’avait su le prouver —, remonta afin de libérer la voie.
Théodore et les champions passèrent sous la grille garnie de pointes avant même qu’elle n’atteigne sa hauteur maximale. La vaste cour qui devançait le bâtiment principal regroupait des centaines de personnes. Il ne fallut pas plus d’indices que leur tenue, une robe ample aux décorations occultes, pour deviner l’appartenance de la plupart d’entre elles à la caste des magiciens. Il y avait aussi des enfants qui jouaient, se pourchassant les uns les autres avec des bâtons dans les mains, et des vieillards immobiles. A ces catégories d’individus, s’additionnaient les blessés et les personnes non guerrières. Certaines priaient le Lion en silence, quand d’autres préparaient des onguents et des remèdes pour les soldats meurtris.
L’absence d’éclat de voix, hormis les geignements des blessés, engendrait une atmosphère pesante. Et seul le fracas des armes, avec lesquelles les magiciens apprenaient à se battre, résonnait entre les murs de l’acropole.
Un groupe d’hommes et de femmes, ayant dépassé l’âge de porter une épée, enserra les champions. Théodore fit son rapport et ordonna que l’on délivre des soins en urgence à la Grande-Championne Morgane. Des renforts approchèrent et récupèrent le corps de la guerrière.
D’autres personnes, aux traits tirés mais aux yeux plein de sagesse, se joignirent à la réunion. Certains se présentèrent et d’autres non. Toutefois, Théodore ne se leurra pas sur leur identité : anciens chefs de guerre, Grands-Champions ayant légué leur titre, chevaliers devenus tacticiens et maîtres de magie vétérans. Tous trop âgés pour prendre part directement au combat, mais tous émérites en matière de stratégie, notamment pour affronter la horde jusqu’ici indéfectible. Sur le terrain, les généraux commandaient ; cependant, d’ici, se mettaient en route des messagers ayant en leur possession des conseils précieux.
Sans ambages, le champion boiteux relata les évènements impliquant la princesse Aurore et les informa du retour de la magie. Ainsi, l’heure de la contre-attaque s’avérait imminente. Les magiciens devaient se joindre à eux pour renverser le cours de la bataille.
Théodore répondit brièvement aux questions qui surgissaient çà et là, tout en insistant sur la nécessité d’agir avec diligence. La proposition du champion fut acceptée à l’unanimité, puis les maîtres magiciens s’éloignèrent pour prévenir leurs semblables.
Pendant ce court répit, Emma suggéra d’adresser leurs adieux à Morgane. Tous acquiescèrent.
Dans un coin de la cour, avaient été alignés des lits spartiates pour accueillir des blessés, lorsque leurs frères d’armes parvenaient à les extirper de la géhenne. La Grande-Championne reposait sur l’une de ces couches, entourée par plusieurs soigneurs.
Le visage livide, elle démontrait pourtant une combativité hors pair.
En remarquant l’arrivée des quatre silhouettes massives en armure de plates coruscantes, les soigneurs s’écartèrent quelque peu. Barnabé et Oscar demeurèrent en retrait, tandis qu’Emma empoignait la main de sa supérieure. Théodore n’entendit pas ce qu’elles se murmurèrent et sonda plutôt les médecins.
— Va-t-elle s’en sortir ?
— Elle a perdu beaucoup de sang.
Théodore poussa un juron face à cette réponse débordant d’évidence. Afin de l’apaiser, l’un des soigneurs lui certifia qu’ils feraient tout leur possible pour qu’elle se rétablisse. Le champion parvint à se calmer, puis s’assit sur l’un des lits inoccupés.
D’un œil distrait, il observa les magiciens s’apprêter pour la bataille à venir. Ils s’enveloppaient dans leurs capes ignifugées et enfilaient leurs gants capables de franchir les portails magiques. Équipés ainsi, ils seraient aptes à mander les forces éthérées de cet autre monde.
Son regard dériva sur ses propres mains. Celles d’un champion de la foi. Celles d’un être capable de former une lumière tangible plus résistante que le métal, à une vitesse si effroyable qu’elle concurrençait un bélier à l’impact d’un corps physique. Les spécialistes et les chercheurs attestaient que ce pouvoir ne naissait pas de la même source que celle des magiciens. Théodore n’en savait pas long sur le sujet. Ce dont il était persuadé, en revanche, c’était que cette lumière malléable protégerait sans faille les lanceurs de sort.
Théodore prit une grande inspiration en regardant les trois champions avec qui il formerait cette bulle protectrice. Emma, Oscar et Barnabé. Quatre guerriers… Seulement quatre guerriers assureraient la sécurité de centaines de magiciens. Il ne restait plus qu’à espérer que d’autres fils de l’Ordre se joindraient à eux, une fois dans l’Anneau.
Soudain, le minois d’un garçon se planta dans son champ de vision. Étonné, Théodore le scruta. L’enfant devait avoir entre cinq et dix ans. Ses cheveux roux lui tombaient devant les yeux, dans lesquels brillait une lueur de témérité. Derrière lui, se trouvaient deux autres garçons du même âge et une jeune fille.
Brune, cette dernière portait de discrètes taches de rousseurs. Ses yeux vairons, l’un très sombre et l’autre azuré, octroyaient à son visage une aura magnétique. Son air sévère et triste à la fois trahissait les horreurs qu’elle avait dû traverser durant cette guerre.
Sans pouvoir poser un mot exact sur cette sensation, Théodore visualisa une sorte de lien immatériel entre la fillette et lui. Le champion avait déjà ouï dire qu’entre personnes sensibles à la magie de lumière, une connexion spirituelle pouvait s’exercer si les deux sujets possédaient un destin étroitement lié. Un phénomène cependant très rare. Et puis, Théodore ne connaissait absolument pas la jeune fille.
Le garçon en première position lui posa une question à propos de l’affrontement contre les Worgros. Absorbé par l’attraction surnaturelle qu’il éprouvait pour la fillette, Théodore ne perçut que des mots lointains et informes. Oscar se substitua à lui pour apporter un éclaircissement sur les réflexions des enfants.
Guère intéressée par la discussion de ses compagnons, la jeune fille dévisageait le champion boiteux. Elle ressentait indéniablement cette affinité impromptue.
Emma prononça le nom du grand guerrier et le tira de sa rêverie. Elle lui demandait de venir au chevet de la Grande-Championne. Théodore s’exécuta.
— Je serai brève, entama Morgane à voix basse, pour minimiser ses efforts. Cette bataille s’arrête ici pour moi. Ma vie repose entre les mains de ces médecins, à présent. Petit, je te confie le devoir qui m’incombait : triompher de ces créatures infernales. Mon ultime ordre, en tant que supérieure hiérarchique, sera le suivant : mène ces champions et ces magiciens à la victoire. En outre, même si ton autorité naturelle suffirait, selon moi, je préfère entériner ton statut de meneur. Devant Emma de Villenfleur, Championne de la foi, ayant proclamé sur son honneur et sur le Code de l’Ordre de toujours parler pour la vérité, je te concède mon titre de Grand-Champion, Théodore de…
— De Forléo.
— Je te concède mon titre, Théodore de Forléo.
— Mais… votre carrière…
— Je t’en ai déjà parlé, gamin. Il faut savoir quand passer le relais. Et cette blessure m’apparaît comme l’occasion idéale. Te voilà Grand-Champion, Théodore. Fais bon usage de ce titre, même si je n’en doute aucunement, et dirige la contre-offensive de Koordie !
Les médecins demandèrent à Emma et Théodore de s’espacer pour qu’ils puissent reprendre leur travail méticuleux, à présent que Morgane avait terminé. Interdit, le guerrier clopinant se laissa écarter par la championne.
Théodore prit quelques minutes pour digérer cette évènement. Puis, un maître magicien les rejoignit pour leur adresser la parole : les siens étaient fin prêts pour quitter Forléo. Théodore recouvra son sang-froid, ordonna aux magiciens de se réunir à la sortie de l’acropole, puis fit ses adieux à Morgane.
D’une oreille indiscrète, il entendit la voix d’une femme appeler les quatre enfants qui discutaient avec Oscar et Barnabé. Lorsqu’il saisit le nom de la fillette, il comprit pourquoi un tel lien s’était créé entre eux si aisément. Une personne tierce les unissait. Il lui fit un signe de la main juste avant qu’elle ne parte. Un sourire naquit sur les lèvres du champion. Plus encore à présent, il désirait rejoindre la bataille et retrouver son ami à l’œil unique.
Les magiciens s’alignèrent en plusieurs rangées parfaitement ordonnancées devant la grande herse de l’acropole. Après s’être positionné devant tous ces regards impatients et terrifiés tout à la fois, Théodore se présenta d’une voix forte, puis leur dépeignit la suite des évènements.
La herse remonta. Puis, les champions déambulèrent dans les rues de la cité, talonnés par l’armée de magiciens. Une fois devant les portes principales de Forléo, ils durent faire une pause, le temps que le passage s’ouvre. Et, alors que Théodore trépignait, Emma lui donna un coup de coude.
Le champion l’interrogea du regard. Comme seule réponse, elle lui offrit sa main ouverte. Dans sa paume, une lumière liliale naissait progressivement, projetant de minuscules éclairs d’argent. Le cœur de Théodore s’accéléra.
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