Persévérance
Ses genoux percutèrent le sol, envoyant des vibrations lancinantes jusque dans ses épaules. La mort rongeait rageusement ses jambes et ses forces. Owen sombrait. Au fond de lui, il sentait sa volonté s’écoulait au rythme de son sang. Il sentait pourtant que sa mission avait été accomplie et que, si le Lion avait décidé de le garder en vie lors de la première bataille, sur les plages occidentales, c’était pour qu’il confronte ces trois mastodontes et tombe à se moment précis, dix jours plus tard.
Son maniement de l’épée faisait pâle figure face à l’agressivité indomptable de ces trois Worgros. Ils avançaient sur lui malgré ses efforts pour les repousser. Owen perdait du terrain, inexorablement. La vision trouble, les muscles dolents et le mental fragmenté, la Hyène ne tenait son dos droit qu’en s’appuyant sur son épée plantée dans le sol.
Il ne percevait plus aucun son, hormis sa respiration saccadée, dont chaque bouffée d’air irritait sa gorge. Le nez brisé, par un coup de pommeau vicieux, Owen ne humait plus que les émanations métalliques de son propre sang.
Toute son âme le suppliait de quitter ce monde de supplice. La seule accroche qui leur restait en ce monde était cette épée longue. De ses doigts fatigués, il caressait le manche recouvert des filigranes en laitons. Et, tandis qu’il s’attachait fermement à cette sensation si familière, il scrutait les émissaires de la mort qui progressaient dans sa direction.
Cette fois, il n’aurait plus la force nécessaire pour soulever son arme. Il mourrait à la prochaine offensive. Il rejoindrait Marie et Espérance, et arpenterait, insoucieux de ce bas monde, les terres du Lion et leurs plaines d’or sans fin. Son œil unique s’éleva quelque peu. Au-dessus de la tête affreuse des mastodontes, s’avançaient les colossales montagnes dans lesquelles se lovait Forléo.
Ces pics, que l’on qualifiait de crinière léonine, l’écrasaient de leur majesté. Abusé par ses blessures et sens défaillants, Owen les vit se mouvoir, comme si un vent divin venait flatter cette titanesque couronne de crins rocheux. La crinière ondula tandis qu’elle s’enflammait soudainement. Elle paraissait vivante et si proche que le chevalier lâcha le manche de son épée pour saisir l’une des touffes de poils qui remuaient.
Que son imagination lui joue un tour, il n’y songea pas une seule seconde. La crinière de feu se trouvait à portée de main. Entre ses doigts écartés, sa lueur sourdait en une myriade de rais dorés.
Puis sa main fut broyée par un étau de chair et de fer, le rappelant à la réalité. Les mastodontes se dressaient devant lui, à moins de deux pieds. La crinière de flammes se révélait n’être que l’aube qui dansait langoureusement derrière les monts orientaux.
Owen attendit son heure. Malgré sa surdité, il croyait entendre un éboulement de rochers dans le lointain. Le Worgro, quant à lui, brandissait une caricature de cimeterre au-dessus de son crâne échevelé et couturé. Toutefois, il resta figé dans cette position. Son attention braquait le ciel et les frondaisons éparses. Ce qu’il observait, Owen le comprit dans les secondes qui suivirent.
Des cendres irisées plurent sur eux, avec la lenteur d’une feuille morte d’automne. Lorsque les premiers rayons de lumière les effleurèrent, elles se parèrent d’une dorure fascinante. Alors, une phrase tintinnabula comme une clochette dans sa tête. « Maître Philibert disait que c’était un don extraordinaire et incroyablement rare. »
La voix se coupla à l’image d’un visage. Celui d’une fillette.
Owen ne put réprimer un rire sonore, exultant et jouissif.
La première cendre se déposa sur la chair noir du mastodonte, qui se mit à rougir, puis à fondre. La seconde se plaqua contre l’avant-bras d’Owen, provoquant une onde qui soulagea ses maux. Alors, il en fut convaincu : la magie s’éveillait de nouveau, sous le règne d’Aurore la Lionne.
Le Worgro relâcha la Hyène, avant de reculer. Ses cris stridents et étourdissants exprimèrent la souffrance que lui faisaient endurer ces lamelles flottantes.
L’éboulement qu’Owen avait cru percevoir devint un tambourinement proche, un grondement tellurique. Dans son dos, cela se rapprochait. Puis, une armure passa devant lui. Suivie d’une autre. Et d’une autre. Ensemble, elles fauchèrent le mastodonte, dont la peau quittait les os sous la chaleur.
Owen secoua la tête, cherchant à déterminer ce qui se déroulait sous son œil agité. Car ces armures ne portaient pas les couleurs de Koordie. Non. Malgré le brume épaisse qui barrait sa vue, Owen discerna un goéland azuré maintenant dans son bec un rameau d’olivier : le blason de Kirithe.
Des soldats kirithiens ? répéta-t-il dans sa tête comme pour se persuader de la véracité de cette assertion. Mais plus la pluie de cendres s’emmagasinait sur ses membres, plus sa vision s’accroissait. Aussi, lui était-il maintenant impossible de dénier la présence de guerriers d’une autre nation sur le territoire du Lion.
Les soldats, autour desquels serpentaient des jets de magie de toute teinte et de toute composition, mirent à bat les mastodontes et poursuivirent leur route vers les Mâchoires. Owen retrouva enfin la vitalité nécessaire pour se redresser. Par réflexe, il s’orienta vers Nicolas, qui s’étouffait, la seconde d’avant, dans son sang.
Mais, à présent que les Hyènes croisaient leur regard, la gorge de Nicolas ne portait plus aucune lésion, ni même le moindre stigmate d’une blessure à cette endroit. Conscient, il respirait profondément, comme s’il venait d’émerger d’une noyade. Owen vérifia l’état de chacun des chevaliers au sol, tandis que les troupes kirithiennes continuaient de les frôler dans leur course pour la capitale. Iris serrait Violette dans ses bras, larmoyant de bonheur. Ambre et Henry, quant à eux, se relevaient assez aisément. Le Cerf fixait d’un regard pantois la marre de sang qu’il avait vomie.
Alors, emboîtant le pas aux escadrons en armure, des magiciens en robe koordienne approchèrent. Des maîtres et des apprentis : certains n’avaient pas vécu plus de dix hivers. Les menait un homme à l’allure fière et auguste, qu’Owen n’eut aucun mal à reconnaître : Maître Grégory. Bien qu’il soit officiellement trop âgé pour combattre, il lançait sans peine, depuis ses portails béants, des éclairs rouges qui liquéfiaient les ennemis au loin.
La maître le reconnut également et se dirigea vers lui.
— Comment saviez-vous pour la magie ? Comment êtes-vous revenus aussi promptement ? Comment avez-vous convaincu Kirithe de se joindre au combat ? Et puis, quelle démence vous a poussés à faire participer ces enfants ?
Le vieil homme s’arrêta au niveau du chevalier, lui tapota l’épaule et rit ouvertement, tandis que les magiciens poursuivaient leur chemin.
— Je vais répondre dans l’ordre, aussi brièvement que possible. Le temps presse. Nous venons à l’instant de découvrir que la magie parcouraient de nouveau nos veines. Les Passeurs acceptèrent de nous transporter de nouveau pour le chemin de retour. Le roi Hector de Kirithe savait que si Forléo tombait, les peuples libres du monde sombreraient inéluctablement. Enfin, ces enfants sont des magiciens en formation, pas de riches héritiers oisifs, de futurs fermiers ou, même, des soldats en devenir. A leur âge, ils ont déjà contemplé des choses qu’un vétéran de guerre n’aura jamais eu à affronter. Ce n’est pas la guerre qui les effraie. Et puis, certains pouvoirs changeront significativement le cours de la bataille.
Sur cette dernière phrase, il indiqua une jeune fille, qui marchait aux côtés de deux autres apprentis, derrière un maître-magicien.
Oaïna.
Owen s’en était douté. Dès lors que les cendres avait débuté leur déluge, il avait entrevu son visage dans ses pensées.
— Sa magie suture les plaies récentes et referment celles qui lézardent les cœurs, commenta Maître Grégory. Mais concernant les blessures plus vieilles, ses pouvoirs s’avèrent inefficaces. Votre œil…
— Elle nous a sauvé la vie, à moi et mes confrères. Mon œil, j’en ai fait le deuil.
A cet instant, la jeune fille, qui devait sentir que des regards étaient posés sur elle, remarqua les deux hommes. A la vue d’Owen, ses yeux s’écarquillèrent et elle se précipita dans sa direction. Maître Grégory la gourmanda, soulignant le fait qu’elle avait pour obligation de rester à son poste. Cependant, son ton doux empêchait de prendre au sérieux la réprimande. Lors de l’embrassade du guerrier et de l’apprentie, un sourire naquit sur le coin des lèvres du magicien. Finalement, il prit congé.
L’enfant et l’homme échangèrent quelques mots de sympathie, célébrant leurs retrouvailles.
— Ainsi, tu as accompagné la messagère jusqu’à la capitale ?
Après un petite rire, Owen opina du chef.
— Elle a redonné vie à la magie.
— Et tu l’as protégée jusque-là.
— Je suis allé aussi loin que je le devais, fit Owen, reprenant les mots qu’elle lui avait soufflé à l’oreille lors de leur séparation dans les criques d’Orion. Mais ceci, c’est aussi grâce au champion qui voyageait avec nous. Théodore, tu te souviens ?
— Oui. Un champion… Comme mon père. J’aimerais tant revoir mon père après la guerre.
Sans prononcer un mot, Owen adressa un prière à la Lionne pour que le vœu de la fillette soit exaucé. Elle méritait ce réconfort. Tandis que le chevalier écoutait l’apprentie narrer son aller et retour entre Koordie et Kirithe, il aida les différents chevaliers de son escouade à se relever. Tous paraissaient en état de brandir une arme. Mais leur yeux trahissaient encore l’effroi d’avoir frôlé la faux de la mort.
— Tu nous a tous sauvés, déclara Owen, aussi bien pour congratuler l’élève magicienne que pour exhorter ses compagnons à remercier leur bienfaitrice.
— Je te l’avais promis. Lorsque je récupérais ma magie, j’userais de mes sorts pour vous secourir. Vous retournez au combat ? s’enquit-elle, inquiète.
— Affirmatif, fillette. Et toi, tu devrais retourner auprès de tes maîtres, à présent.
— Mais… Êtes-vous sûrs de pouvoir combattre ?
— Pouvoir est une excuse pour ne pas faire son devoir, hein ? fit Owen, avec une pointe de sarcasme.
Oaïna sourit, en se souvenant que son père répétait cette maxime. Considérant que la discussion était close, elle regarda passivement les chevaliers ramasser leurs armes, réajuster leurs armures et se préparer pour fondre de nouveau dans le tumulte de la bataille.
Son regard admirateur dépeignit les silhouettes qui se dressaient sur cette colline. Impavides et nimbées de la lueur des premières heures du jour, elles paraissaient héroïques.
— Que signifie ton nom déjà, dans la langue de Torrin ? demanda Owen, un sourire narquois sur les lèvres, pour l’extirper de sa torpeur.
— Persévérance, répliqua-t-elle, en bombant le torse.
Un rictus déforma le faciès abîmé du chevalier.
— Soit fière, petite magicienne. Tu seras notre persévérance à tous.
Sur ces mots, ils quittèrent la colline pour se mêler à l’armée de Kirithe.
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