La bataille pour l'Anneau
Théodore ne percevait plus aucun son. Le mascaret magique et ravageur qu’il précédait brisait aussi bien les lignes ennemies affolées que ses tympans. Aguerri, il connaissait ces risques. Mais l’euphorie de retrouver les magiciens lui avait fait oublier la difficulté de sa tâche.
La sueur perlait sur son front, sous ses aisselles et le long de son échine. Ses bras grelottaient, lui signifiant qu’ils faiblissaient sous l’acharnement dont faisait preuve Théodore pour maintenir la bulle de lumière. Cependant, réduire l’intensité de sa magie ne représentait pas une option envisageable. Il devait de tenir.
D’une succincte vérification du côté de ses confrères, il entrevit l’effort douloureux et la ténacité infaillible. Ils comptaient sur lui, évidemment. Beaucoup de champions avaient rejoint le groupe ténus qu’ils composaient initialement. Même des Grands-Champions les appuyaient de leur puissance écrasante. Et tous, sans exception, se fondaient dans la vague impérieuse amorcée par Théodore. Tous lui obéissaient et convergeaient dans sa direction.
Derrière eux, les magiciens foudroyaient l’ennemi, lui ôtant la moindre chance de fuir le carcan qu’incarnaient les Mâchoires. Les suzerains-sorciers employaient toute leur bassesse pour résister. Néanmoins, leurs maléfices se brisaient contre la dôme protecteur des champions et leurs vies se voyaient balayées par les sorts inextinguibles des koordiens.
Puis le raz-de-marée rejeté par Forléo percuta la coulée de lave découlant des fissures parsemant les Mâchoires. Pris entre les deux forces phénoménales et enfermés dans l’Anneau, les Worgros périrent les uns après les autres. Parmi l’armée nouvellement arrivée, Théodore reconnut les couleurs de Kirithe.
En couvrant des magiciens koordiens, ils s’établissaient en alliés dans cette guerre. Théodore fit donc pivoter l’imprenable forteresse de lumière vers le nord, pour achever les résidus de la grande horde.
Mais, alors que les Worgros auraient pu trouver une issue à ce massacre en franchissant les murailles par les brèches du nord, une autre vague d’armures, de chevaux et de lances fracassa leurs douces chimères. Le bataillon d’Airain, dirigé par le général Ordhoutt, s’insinua dans l’Anneau par ses plaies et décima les fuyards. Postés sur leurs montures, les Liniens projetaient leurs javelots avec fureur.
La retraite de l’ennemi paraissait invraisemblable à présent.
Le Grand-Champion fit progresser son armée vers la partie septentrionale de l’Anneau, désirant en terminer au plus vite avec les survivants. En dehors de la bulle d’écailles d’albâtre, Kirithe avança avec eux. Et comme si son cœur lui avait octroyé une vision précise et spécialisée, Théodore identifia Owen dans les rangs de leurs voisins. Ambre, sur son flanc, sabrait avec ardeur les Worgros qui osaient les défier.
Finalement, la bataille pour l’Anneau prit fin. Champions et magiciens, cavaliers et Liniens, kirithiens et chevaliers se retrouvèrent en un seul et même point. Et ils surent que plus aucune âme noir et belliqueuse ne souillait les champs sacrés de Forléo.
Owen rejoignit son ami dès qu’il le put. Théodore l’accueillit d’un grand rire triomphateur. D’une accolade énergique, ils se félicitèrent mutuellement du succès de leur entreprise. Bientôt, les meneurs de chaque groupe armé les entourèrent de leur présence et d’un regard circonspect. Peu de monde pouvait se vanter d’avoir un jour vu une amitié si palpable entre un chevalier et un champion.
— Merci pour votre aide, fit Théodore à l’égard du général de l’armée kirithienne.
— Ces magiciens nous ont dépeint la situation, répondit-il en désignant Maître Grégory, posté à côté de lui. Nous ne pouvions pas vous laisser seuls entre les griffes de ces scélérats. Malgré nos inimitiés politiques, Koordie reste pour nous le foyer de la liberté des peuples.
Tous les chefs opinèrent du chef.
— Ainsi, vous êtes parvenus à livrer le message de votre protégée ! s’enthousiasma le général Ordhoutt, descendu de son cheval par respect pour ses interlocuteurs.
— Grâce à vos montures, nous avons gagné un temps précieux, répliqua Owen.
— Et l’aide des Liniens nous a également permis d’atteindre notre objectif, ajouta Théodore, en regardant les chefs des guerriers sylvains. Ma-lio est tombé au cours de cette quête, mais son sacrifice n’aura pas été vain. Varlii et Draliaa se sont montrées sans faille.
L’un de chefs sylvestres se courba, puis fit un pas de côté pour laisser apparaître les deux Liniennes précédemment citées. Bien qu’elles aient conservé leur masque d’argile, Owen et Théodore les reconnurent sans une once d’hésitation. Ils s’inclinèrent à leur tour, pour montrer leur respect.
— Ton bras ? s’inquiéta Théodore, en montrant l’épaule de Draliaa.
— J’ai avalé la douleur et concentré mes forces dans mon autre bras. Nous ne sommes pas aussi fragiles que vous, humains.
Les hommes et les femmes présentes froncèrent les sourcils mais Owen sourit et Théodore s’esclaffa. La Linienne ne s’était pas départie de son mordant.
Alors que le silence retombait, une silhouette de flamme, de la taille d’une adolescente, s’esquissa sous le faciès éberlué des différents meneurs de guerre. D’argent et d’or, elle lévitait au centre de la réunion. Sa crinière de feu rougeoyant ondoyait au gré de courants indéfinis.
La Hyène borgne et la Grand-Champion boiteux posèrent un genou au sol, avant de présenter aux autres la nouvelle venue : Aurore Cœur de Lion, devenue Lionne. Alors, toutes les personnes présentes les imitèrent. D’un rugissement reposant, elle remercia tous ceux qui s’étaient engagés dans la bataille. Les cœurs s’apaisèrent et les corps se revivifièrent.
Les deux saphirs de feu qui formaient ses yeux se posèrent sur l’ouest. Elle expliqua alors que, pour eux, la guerre s’achevait. De son cri léonin, elle avait appelé la faune. Les forêts qui bordaient les Mâchoires étaient maintenant mortellement dangereuses pour les Worgros. Des dragons cracheurs de feu céruléen, des Fenns aux crocs acérées, Celle qui chasse et bien d’autres créatures hantaient les bois alentour.
— Vous avez fait venir Karr-l’ieh ? s’étonna un chef Liniens.
Les saphirs à la lueur ondulante se posèrent sur lui et il obtint sa réponse. D’un autre rugissement calme, elle décrivit la nage des Passeurs vers l’ouest et les ravages qu’ils avaient causés aux navires de guerre worgros.
— La guerre s’achève ici, répéta-t-elle. Relevez-vous, filles et fils du monde libre. Votre devoir est accompli. A présent, la Lionne veille sur vous.
Sur ces mots, la silhouette de flammes se dissipa.
Les personnes présentes demeurèrent cependant agenouillées, tentant tant bien que mal d’accepter ce dont ils venaient d’être témoins.
— Nous avons gagné, déclara Théodore, en redressant le visage.
— Nous avons gagné, répéta Owen, se remémorant avec mélancolie les premiers mots qu’ils avaient échangés sur les plages d’Orion.
— Mon frère.
— Oui ?
— Là-haut, dans l’acropole de Forléo, j’ai vu les citoyens de Koordie. Tous les survivants s’y étaient réunis. Parmi eux, j’ai rencontré une jeune fille. Entre cinq et dix ans. Je ne saurais dire précisément. Brune, des taches de rousseurs autour du nez, des yeux vairons, l’un noir comme la nuit, l’autre bleu comme les iris d’Aurore. J’ai tout de suite senti un lien avec cette petite. Une connexion magique et spirituelle.
Owen dévisagea Théodore. Ses traits se tendirent. Il reconnaissait ce portrait.
— Une femme prenait soin d’elle et d’autres enfants. Je l’ai entendue prononcer son nom.
— Quel était-il ? s’enquit le chevalier avec entrain.
— Espérance.
Alors une larme s’écoula de l’œil unique du père. Ses mâchoires tremblotaient, secouées par l’émotion. Il étreignit son ami, qui lui rendit son embrassade.
— Ma fille…
— Oui, Owen. Ta fille est en vie.
Annotations