Père

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Owen se releva avec précipitation, et s’élança vers les hautes tours de Forléo. Nicolas voulut le suivre, mais Théodore lui expliqua que leur compagnon aurait besoin de ce moment pour lui. Mieux valait aider les blessés sur le champ de bataille. Selon le Grand-Champion, Owen méritait de s’accorder ce temps personnel. Il avait déjà assez donné pour Koordie.

Nicolas eut un pincement au cœur. Délaisser Owen le chagrinait. Il avait l’étrange sensation d’abandonner son capitaine. Son capitaine, vraiment ? En si peu de temps, comment pouvait-il le considérer avec autant de respect et d’allégeance ?

Le chevalier réalisa qu’il avait parlé tout haut. Théodore le dévisagea longuement puis, sans ambages, lui avoua que ses pensées avaient vécu exactement le même parcours labyrinthique lorsqu’il avait débuté ce voyage auprès du borgne. Les deux hommes échangèrent un sourire mi-figue mi-raisin. Certains sentiments ne s’expliquaient tout simplement pas.

De son côté, la Hyène courait. Haletant après tant de combats, elle épuisait ses dernières forces dans cette course. Mais rien n’aurait su l’arrêter, ni même la ralentir.

Espérance.

Espérance.

« Notre petite est en vie, Marie », articula Owen entre deux inspirations. Les plaintes sonores des blessés et le râle d’agonie des guerriers moribonds ne l’atteignirent pas. Perdu dans ses pensées, il chemina entre les cadavres décapités, les amoncellements de chair calcinée et les entrailles répandues au sol. Il ne freina pas pour relever ses frères d’armes ni pour achever les Worgros mourants. De toute façon, tout ceci se déroulait à des lieues de lui.

Il voguait sur un océan de solitude, se focalisant sur sa navigation, gardant le cap malgré les écueils.

L’horreur putride de la mort arrachait leur repas à certains soldats et soigneurs venus de la capitale. Owen ne humait rien de tout cela.

Des hommes et des femmes meurtris quémandaient l’aide du Lion, gisant sur l’herbe éclairée par la lueur matinale. La Hyène aurait dû leur expliquer que Lion n’était plus, que la Lionne Aurore lui succédait. Il ne perdit pas son temps. D’autres narreraient cet héritage à sa place.

Il dépassa des groupes de magiciens spécialisés dans les sorts curatifs, qui montaient vers l’acropole afin de délivrer les soins aux estropiés souffrants. Il ne s’en rendit pas même compte. Il courrait comme si Celle à la faux était sur ses talons. Pourtant ce n’était pas la peur de la mort qui le gouvernait. Mais l’affreuse appréhension de se voir confronté au vivant.

Il grimpa au sommet de la citadelle sans mal. Les portes de l’acropole, déjà ouvertes, laissaient passer le va-et-vient des soldats, des soigneurs, des familles et des magiciens. Les proches des personnes ayant livré bataille quittaient leur bastion pour rejoindre les parties basses de la ville, afin d’accueillir en bonne et due forme les fiers combattants.

La marée humaine ensevelit la Hyène qui, paniquée, se mit à crier le nom de sa fille à tue-tête. Pris par une sorte de démence due à l’excitation, Owen bouscula sans vergogne des passants de tout âge et de toute taille. Certains se plaignirent ou l’invectivèrent. Il ne s’en préoccupa pas un seul instant.

Sa tête commença à tourner, comme si la marée devenait tempête. Ses sens vrillèrent, le déstabilisant. Il réalisa soudainement qu’il agissait comme un fou à l’humeur bourrue. Ce n’était aucunement ce visage qu’il désirait présenter à sa fille. Aussi, se calma-t-il progressivement. Il cessa de pousser et de heurter, mit fin à son tapage assommant et laissa la foule suivre le courant sans la déranger.

Une main lui saisit alors le poignet. Owen pivota et toisa la jeune femme qui lui faisait face.

— Vous cherchez votre fille ? Les enfants sans parents sont gardés par des volontaires dans l’enceinte, le temps que la cohorte quitte le lieu. Vous comprenez, cela pourrait être dangereux pour eux…

Le chevalier hocha la tête et prit congé pour s’orienter vers l’intérieur de l’acropole. Dans la seconde qui suivit, il oublia totalement le visage et la voix de la jeune femme. Il se faufila entre les individus jusqu’à franchir la porte et entrer dans la petite cité protégée.

De son œil unique, il repéra aussi promptement qu’un aigle en plein chasse celle qu’il cherchait. La petite le fixait déjà lorsqu’il posa son regard sur elle. Ses longs cheveux bruns, son œil d’onyx et son œil de saphir, sa petite bouche rieuse, son nez en trompette : son minois était toujours aussi mignon. La témérité qu’elle brandissait à chaque instant de sa vie s’en était cependant allé, laissant sa place à une mine morose. Owen pouvait presque entrevoir les nombreux sillons qu’avaient tracés les larmes sur les joues rebondies de sa fille, ces derniers jours.

Owen eut soudain honte de se manifester ainsi. Il se sentait laid, défiguré et déformé mentalement. Son œil manquant le privait d’une partie de cette vision merveilleuse et l’enveloppait d’un air patibulaire. Son armure était souillée, couverte de terre. Tous ses vêtements puaient le sang et la mort. Et puis, la sueur le recouvrait, comme des sangsues pompant sa fierté. Ses cheveux mi-longs, humides et sales, épousaient les formes de son front et de ses tempes, voilant presque son œil valide.

L’anxiété atteignant son apothéose, il se figea.

Puis sa fille sourit et une larme s’écoula de son œil solitaire.

Le père se laissa tomber à genoux et accueillit sa fille qui courait vers lui. Il la prit dans ses bras et la serra fortement, comme s’il désirait vérifier sa réalité. « Papa », l’entendit-il susurrer à son oreille, entre ses sanglots. Et alors, plus rien n’eut de consistance autour de lui. Tout s’effaça, pour ne garder que le plaisir des retrouvailles.

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