Chapitre 18
« Bon sang Amélie ! Où étais-tu passée ? Tu as vu l’heure ! Je me faisais un sang d’encre ! »
Chantal était véritablement énervée, Amélie détestait la tonalité aiguë que cela donnait à sa voix.
- Je suis désolée, je suis sortie prendre l’air, je n’ai pas vu le temps passer… grommela Amélie en guise d’excuse.
- Regarde-moi ça ! Tu es trempée en plus ! »
Amélie se détourna pour enlever sa veste, elle en profita pour jeter un regard à son portable. Il était à peine huit heures ! En déverrouillant l’appareil, elle constata qu’elle avait reçu un message et un appel manqué de sa mère adoptive. Un sang d’encre, en effet… ironisa-telle. D’un pas nonchalant, elle suivit Chantal dans la cuisine pour l’aider à mettre la table. Sergei, le regard perdu dans son portable, lui adressa tout juste un signe de tête en guise de « bonsoir », visiblement pas inquiété par son absence.
Le repas se déroulait dans son silence gênant habituel et avec le retour à un taux d’adrénaline normal, Amélie réalisait l’ampleur de la découverte de ce soir. Elle était stupéfaite du peu d’énergie sollicité pour réaliser le sortilège! Elle n’en revenait toujours pas d’avoir réussi un tel exploit avec une telle aisance ! Si seulement le prêtre s’était manifesté plus tôt, elle n’aurait pas gaspillé autant d’énergie jusque-là, ni autant de sang. Cette dernière réflexion la laissa songeuse. Si elle avait eu connaissance de la puissance des baguettes, les choses auraient certes été différentes, mais l’auraient-elles été en mieux ? Se connaissant, elle aurait certainement usé et abusé de ces pouvoirs sans retenue, elle aurait peut-être été arrêtée rapidement, réduisant probablement l’ampleur de sa vengeance. Elle n’aurait pas entrepris cette quête, quasi désespérée, de trouver un démon avec lequel pactiser et aujourd’hui elle ne tiendrait pas le sort de l’humanité entre ses mains. Car en cet instant précis, il ne faisait aucun doute que le compte à rebours de l’humanité était lancé, la bombe ayant pour nom Mutu et pour aspect un innocent lycéen issu d’une bonne famille. Amélie se figea soudainement, laissant bruyamment retomber ses couverts.
« Amélie ? demanda doucement Chantal. Ça va ma puce ? Tu as attrapé froid ?
Amélie fit mine de se détendre.
- Oui, pardon, j’avais la tête ailleurs…
- Hum... Je vais te faire une tisane au miel et tu prendras un paracétamol avant de te coucher. Il vaut mieux prévenir que guérir… »
Amélie acquiesça avec un faux sourire pour remercier sa mère. Elle finit son repas et emporta la tasse de tisane avec elle dans sa chambre. Elle referma la porte, sortit la baguette de sa manche et murmura une formule d’isolation phonique sur la pièce. Amélie enrageait, le fil de ses réflexions pendant le repas l’avait amenée à une désagréable impression, celle qu’on lui cachait des choses depuis le début, par « on » elle ciblait sa mère et Denise. Ces dernières s’étaient montrées particulièrement silencieuses face à son exploit, aucune félicitation, aucune acclamation ! Plus étrange encore, aucune surprise à l’utilisation de la baguette d’if !
« Il faut qu’on parle ! Et gardez-vous bien de faire les innocentes, je sais que vous suivez le fil de mes pensées ! »
Amélie sentit très clairement le malaise de sa mère et de Denise.
« Vous saviez pour les baguettes ! Vous saviez que cela me faciliterait les choses et vous ne m’avez rien dit ! Vous m’avez laissée me saigner à blanc comme un vulgaire sacrifice sur son autel ! J’exige des explications !
Seul un silence gêné lui répondit.
« MAINTENANT ! » hurla Amélie.
Elle se sentait trahie. Elle avait toujours cru pouvoir se fier à ses esprits, ou au moins à sa mère biologique. Pourtant, elle devait admettre que de plus en plus d’éléments démontraient le manque de coopération de celles qui prétendaient être ses alliées. Amélie prit une profonde inspiration et souffla lentement pour ne pas perdre davantage son calme.
« Parlez maintenant ou je vous expulse de mon corps et vous consomme comme de vulgaires amuse-bouche ! »
La menace eut un effet immédiat.
« Ma chérie… commença doucement sa mère.
- Ouh non ! Pas de « ma chérie », « ma puce » ou je ne sais quelle connerie condescendante ! Je veux la vérité dans toute sa laideur ! J’écoute ! »
Nouveau silence gêné, peut-être étaient-elles en train de réfléchir à la façon de répondre, mais cela importait peu à Amélie, le sentiment de trahison lui empoignait le cœur. Elle ferma les yeux en se concentrant sur l’esprit de sa mère et sur celui de Denise, pointa sa baguette sous son menton comme le ferait un suicidaire et hurla sa sentence :
« DEHORS ! »
Son souffle se coupa momentanément tandis que deux ectoplasmes pâles sortaient de son corps, expulsés. Amélie ressentit aussitôt une fatigue importante la saisir : l’esprit de sa mère et celui de Denise renforçaient sa magie et son énergie vitale, elle s’était habituée à cet état et se retrouvait soudainement très affaiblie. Mais pas pour longtemps ! Vous allez me donner des réponses ou je vous dévore ! songea-t-elle avec agressivité. Elle réalisa alors le calme en elle ! Comme il était bon de se retrouver seule dans sa peau et dans sa tête ! Elle roula ses épaules, se délectant de ce corps de nouveau à la bonne taille pour elle, avant de retourner son attention sur les traîtresses. Elle se réjouit de constater qu’elles aussi subissaient un affaiblissement conséquent de cette brutale séparation.
« Bien. On va pouvoir parler sur un plan d’égalité. Jusque-là mes pensées étaient un livre ouvert pour vous, je n’avais aucune possibilité de vous cacher quoi que ce soit, alors que vous ! Vos pensées restent cachées pour moi ! Je vous ai donné une chance de me répondre. Maintenant je vais prendre moi-même les réponses ! »
Denise, qui avait commencé à lentement reculer en ressentant, puis en voyant la colère d’Amélie, se retrouva figée, incapable de bouger les jambes. Elle se tourna, découvrant Hélène pour la première fois et constatant qu’elle se trouvait dans la même situation. Elles connaissaient l’étendue des pouvoirs d’Amélie, même sans elles, mais surtout elles connaissaient la cruauté dont elle était capable.
Cette fois, ce fut Denise qui prit la parole, hésitante, apeurée. Son spectre ayant la dernière apparence de son vivant, sa voix semblait émaner d’elle sans que ses lèvres ne bougent.
« Amélie, je t’en prie ! Calme-toi ! Nous sommes, avons toujours été et serons toujours tes alliées !
- Des alliées ? Vraiment ? Pourquoi ne m’avoir jamais expliqué comment ouvrir mon troisième œil avant ? Pourquoi ne pas m’apprendre tous les sortilèges que tu utilises à travers moi ? Et pourquoi ne pas m’avoir parlé de ces fichues baguettes plus tôt ?! Vous m’avez laissée me saigner comme un porc pour utiliser la magie du sang quand il m’aurait suffi de la magie spirituelle et d’un foutu morceau de bois !
Lentement, Amélie reprenait pleinement possession de son corps et de sa propre énergie vitale. Ses mains tremblaient de rage, mais aussi de tristesse. Si les esprits représentaient une nourriture spirituelle, Amélie avait vite compris que sa puissance et sa magie se nourrissaient aussi et surtout de sa propre fureur. Hélène prit doucement la parole, son visage était calme et résolu.
« Amélie, moi la première je t’ai caché des choses. C’est vrai, inutile de le nier.
- POURQUOI ?? vociféra Amélie, dont la voix trahissait les émotions.
- Pour te protéger de toi-même.
Amélie eut un rire sans joie.
- Trop aimable. C’était mieux effectivement de me voir alitée à cause de l’anémie !
- Non, bien sûr que non… mais réfléchis un instant, tu as toi-même effleuré cette raison pendant le repas, reprit Hélène d’une voix toujours douce, mais où perçait une pointe d’autorité. Si tu avais eu pleinement accès à tous tes pouvoirs dès leurs découvertes et dès notre rencontre, que se serait-il passé selon toi ?
Amélie allait répondre avec arrogance, mais sa mère ne lui en laissa pas le temps.
« Je vais te le dire : aujourd’hui, tu serais probablement morte ! Tu aurais usé et abusé de tes dons, révélant ta nature à tous, révélant l’existence de la magie dans son aspect le plus sombre au monde entier ! Tu aurais été traquée par les hommes et les sorciers, peut-être même séquestrée, torturée, disséquée… Tout ça pour une poignée d’hommes que tu aurais réussi à tuer ! Cela en aurait-il valu la peine ? Je ne crois pas ! »
Hélène regardait sa fille avec dureté. Amélie tenta vaguement de contrer ce regard accusateur, mais finit par baisser les yeux. Sa mère avait raison. La colère s’effondra, laissant derrière elle une vague de honte pour s’être emportée ainsi. Amélie tentait tant bien que mal de ravaler sa fierté, elle ne put retenir quelques larmes qu’elle sécha d’un geste nerveux avec le revers de sa manche. Elle libéra les esprits de leurs entraves.
« Tu es puissante ma fille et je suis fière de ce que tu es devenue envers et contre tous. Je n’ai jamais voulu que ton bien, n’en doute jamais. Par ailleurs, ces secrets t’ont permis d’apprendre à maîtriser ta magie, ne te méprends pas là-dessus ! La baguette est une facilité ! Rares sont les sorciers aujourd’hui qui parviendraient à réaliser le moindre sortilège sans baguette. Même acculée, les yeux brûlés, la langue tranchée et attachée sur un bûcher, tu serais capable de te défendre et de détruire tes ennemis ! »
Nul doute qu’Hélène avait choisi ses mots avec soins. Amélie jeta un bref regard dans la direction de Denise, elle répondit à sa question silencieuse en hochant la tête. Amélie était rassurée de voir qu’elle ne s’était pas enfuie, elle l’aurait laissée en paix si cela avait été le cas, considérant qu’elle aurait mérité cet abandon.
« Enfin, tu as appris l’humilité. Tu connais le coût de la magie, la difficulté de sa maîtrise, ses conséquences. Nous t’avons caché des choses, mais cela t’a rendue plus puissante au bout du compte. Réalises-tu qu’avec une pensée, un désir à peine forcé, tu as levé des os et en as fait un guerrier n’obéissant qu’à ta volonté ? »
Cette fois, la fierté était clairement audible dans la voix de sa mère, Amélie releva la tête et plongea son regard dans le noir profond des yeux de sa mère. Tout son être irradiait, elle regardait sa fille avec amour et fierté. Amélie lui rendit son sourire. Elle était apaisée, rassurée, honteuse également, mais cela lui passerait bien vite !
« Je… Je suis désolée de m’être emportée. J’ai cru que vous ne vouliez pas ma réussite, que vous vouliez me garder ignorante pour mieux me manipuler… Je… Je réalise que j’ai pensé trop vite et en mal…
- Tu es toute pardonnée mon amie, minauda Denise.
- J’aimerais seulement savoir… Comment as-tu eu accès à ces connaissances ? reprit sa mère légèrement inquiète.
Amélie se mordit l’intérieur de la joue. Elle ne savait pas comment répondre ou ne pas répondre à cette question. Le prêtre avait tout mis en œuvre pour garder ses secrets à l’abri d’elles et Amélie ne tenait pas à le contrarier. Elle attendit quelques secondes, songeant naïvement qu’il lui soufflerait quoi dire. Face au silence de l’un et aux regards interrogateurs des autres, elle décida de ne donner que quelques partielles réponses à leurs questions.
« Vous souvenez-vous de la voix dont je vous ai parlé lors de la séance de spiritisme avec Mévina ? » Ses interlocutrices acquiescèrent. « Il y a un troisième esprit qui me suit depuis de nombreuses années, invisible et … assez taciturne dirons-nous. C’est lui qui m’a donné ces connaissances. Et avant que vous ne posiez d’autres questions : non je ne connais pas son nom, ni son histoire et oui j’ai pris le risque de suivre ses directives malgré tout. Il ne m’a parlé que deux fois et je ne suis pas sûre qu’il ne me reparle un jour. C’est un esprit désabusé, il s’ennuie : me suivre le distrait. Voilà, c’est tout ce que je sais. »
Hélène fit la moue, cela ne lui inspirait rien de bon. Pire, cela semblait l'inquiéter que sa fille puisse suivre des conseils mal intentionnés. Amélie avait déjà sacrifié son âme malgré sa désapprobation, il était hors de question que cela soit en vain ou pour accomplir les desseins d’un autre !
« Ce qui est fait est fait. Mais montre-toi plus méfiante à l’avenir, je te prie ! conclut Hélène d’un ton ferme. Il n’est pas si tard, mais tu es épuisée, la soirée a été riche en émotions et en révélations. Va te coucher, repose-toi et demain nous ferons une journée de rattrapage, tu es apte à apprendre tout ce que nous savons. »
Amélie se réjouit, elle allait apprendre de nouvelles choses, enfin ! Elle fit le vide dans son esprit et ouvrit les bras, elle ouvrit son cœur et son âme pour réintégrer les esprits qu’elle avait si brutalement expulsés. Mais sa mère l’arrêta.
« Non. »
Amélie sursauta, ne s’attendant pas à ce refus.
« Vous ne voulez plus vivre avec moi ?
- Pour ma part, je le veux toujours, reprit sa mère.
- Moi aussi, ajouta Denise, d’une voix bienveillante.
- Mais tu es épuisée, tu as besoin d’une vraie nuit de sommeil, une nuit sans tourments, sans souvenirs, une nuit à toi. Ne t’inquiète pas, nous restons, là. Nous veillons toujours sur toi et nous serons là à ton réveil. Nous ne reformerons plus qu’une demain soir. Tu seras ainsi capable de reprendre ton quotidien lundi matin, cela devrait être moins chaotique que la première fois… »
Amélie déglutit. Elle espérait que sa mère avait raison, fusionner son esprit avec un autre n’était pas une partie de plaisir, alors avec deux en même temps… Elle espérait que le fait de l’avoir déjà réalisé une fois avec chacune rendrait cette nouvelle expérience moins difficile.
« D’accord. Bonne nuit alors. »
Amélie se doucha rapidement et se mit au lit. Cette nuit de trêve, elle la désirait depuis longtemps, aussi lorsqu’elle posa sa tête sur l’oreiller, elle s’endormit aussitôt et eut des rêves bien à elle.
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