Chapitre 21

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Amélie toucha à peine son repas du midi et se précipita à l’extérieur, impatiente de retrouver son nouveau jouet.

Dehors, le temps était incertain, il ne pleuvait plus, mais d’épais nuages obscurcissaient le ciel.

Par habitude, elle vérifia qu’elle ne risquait pas de faire de rencontre déplaisante sur son itinéraire. Elle fut vite rassurée, les rues étaient relativement désertes et il n’y avait personne non plus aux abords de la forêt. D’une démarche assurée, elle prit le chemin qu’elle s’était tracé.

Le temps était clément, mais le vent n’en était pas moins mordant et la chaussée détrempée, il en allait de même du bord de route qu’elle empruntait pour rejoindre la forêt. Elle fit la moue en songeant qu’il lui faudrait probablement laver ses chaussures en revenant : à moins d’un sort d’imperméabilité, elles ressortiraient pleines de boue une fois sa ballade terminée.

Perdue dans ses pensées, Amélie s’apprêtait à s’engager dans un petit chemin, quand brusquement, sa mère prit le contrôle de son corps et la projeta un peu plus loin dans un buisson d’orties, lui évitant ainsi de justesse de passer sous les roues d’une voiture. Avec toutes les flaques d’eau parsemant la route, le conducteur avait vraisemblablement perdu le contrôle de son véhicule. Après un long hurlement des pneus sur l’asphalte, le véhicule parvint finalement à s’arrêter en travers de la chaussée quelques mètres plus loin.

Amélie, dont le cœur battait la chamade, se redressa tant bien que mal tout en remerciant mentalement sa mère pour ses réflexes. Les mains et les joues rougies, irritées par les plantes, elle jeta un regard sombre au conducteur. Ce dernier, voyant que le piéton se relevait sans trop difficulté, embraya et reprit la route sans s’inquiéter davantage, sous les insultes créatives d’Amélie.

« Seigneur, non… » s’alarma Denise, coupant court à la tirade d’Amélie.

La jeune sorcière reprit son souffle et se retourna. Elle vit alors ce qui attristait ses esprits. Elle se rapprocha doucement et se pencha sur le petit corps agonisant d’un chat et son petit.

« C’est la femelle de l’autre soir et l’un de ses petits… » murmura Hélène, dont l’émotion rendait les pensées troubles.

Amélie acquiesça, elle reconnaissait l’ingrate de chatte et le chaton. Ce dernier était mort sur le coup, elle ne sentait plus d’âme dans ce petit corps. La mère, en revanche, souffrait atrocement. Le chauffard lui avait écrasé le bassin, le sang l’auréolait lentement de pourpre. Les yeux exorbités, le souffle chaotique, elle n’en avait plus pour longtemps et pourtant, la mort devait lui paraître lente à venir.

Bien qu’elle ne soit pas une grande amoureuse des animaux, Amélie ne leur vouait aucune animosité ; toutes les bêtes qu’elle avait asservies étaient déjà mortes. Aussi, la détresse de la chatte ne la laissa pas complètement indifférente.

Gardant un œil sur la route pour ne pas se faire faucher à son tour, elle releva les manches de sa veste. Son instinct lui parlait, elle allait le suivre.

La nécromancienne plaça une main sous la tête de la chatte et l’autre sur son buste. Cette fois, elle ne feula pas ni ne chercha à la mordre ou à la griffer. Le regard doré du félin croisa celui d’Amélie, elle y lut la douleur, le désespoir et une prière, une supplication silencieuse. Dans la seconde qui suivit, Amélie sentit la petite tête peser davantage dans sa paume, tandis que le pouls s’était arrêté sous sa main droite.

Amélie était profondément troublée. Elle s’efforça de mettre ses émotions de côté et souleva le corps sans vie pour le mettre plus loin sur le bas-côté, elle fit de même pour le chaton. D’un geste machinal, elle ensevelit les deux dépouilles sous terre, les protégeant ainsi des charognards. Puis, d’un pas hâtif, elle s’engagea dans le chemin qu’elle avait voulu emprunter plus tôt. Elle marcha une trentaine de mètres, manquant de glisser et de trébucher plus d’une fois, avant de finalement s’écrouler à genoux.

Les larmes bordaient ses yeux et sillonnaient doucement ses joues pâles. Cherchant son souffle entre deux hoquets, son regard tomba sur ses mains. Elles étaient couvertes de sang, d’entrailles et de terre, mais ce n’était pas là la source de son tourment.

Ramener un corps à la vie exigeait de la puissance, de la détermination, du contrôle et bien plus encore... Pour ce faire, elle puisait dans sa rage, dans son désir de destruction. Ce qu’elle venait de vivre était à la fois plus intense et plus troublant, plus intime. Impossible de le nier, elle avait eu de la compassion pour le petit félin. Dès lors que ses mains étaient posées sur l’animal, la Mort l’avait traversée pour cueillir la chatte, mais surtout, pendant une fraction de seconde, son âme et celle du félin s’étaient effleurées. Elle avait ressenti une caresse, douce et chaude au plus profond de son être. Il y avait autre chose également, mais Amélie ne parvenait pas à l’identifier.

« De la reconnaissance… » murmura doucement Denise.

Amélie sursauta à ces mots. Oui, c’était le terme qu’elle cherchait, un terme qui jusqu’à ce jour n’avait aucun sens pour elle. Elle avait donné la mort et avait reçu de la reconnaissance en retour.

« C’est ça… ? demanda Amélie d’une voix tremblante. C’est ça que tu as vécu avant d’être condamnée ?

« Oui. » Répondit simplement Denise, elle aussi troublée.

Plus d’une fois Amélie avait rêvé de Denise au chevet d’un enfant amaigri, couvert de taches rouges, la respiration sifflante. Jadis, la rougeole faisait des ravages. Dans son village, sa réputation était partagée ; elle était une sorcière qu’il fallait éviter à tout prix pour les uns et une personne capable de miracles pour les autres. En somme, elle était tolérée par sa communauté. Les hommes étant naturellement enclins à faire abstraction de ce qui les rebute lorsqu’ils sont désespérés, une famille faisant partie des détracteurs avait sollicité son aide. Guilhem, son époux, l’avait supplié de ne pas y aller, mais portée par son désir d’aider, Denise s’y était rendue malgré tout. Elle s’était alors retrouvée face à un enfant épuisé, souffrant et dont la maladie était à un stade trop avancée pour espérer une guérison. Elle avait expliqué cela à la famille ; le père avait refusé d’entendre la moindre explication, insistant pour qu’elle « essaie » de le guérir. Denise s’était elle aussi laissée guider par son instinct et avait eu les mêmes gestes : la main gauche derrière la tête de l’enfant, la main droite sur son cœur. Leurs regards s’étaient croisés avec douleur, mais aussi avec douceur. La Faucheuse avait alors fait son œuvre au travers de son disciple. Denise avait finalement été accusée d’avoir tué l’enfant, cela avait suffi à la condamner.

À présent Amélie comprenait le trouble de Denise quant à ce souvenir.

Alors qu’elle retrouvait son souffle et s’efforçait de reprendre le contrôle de ses émotions, Denise lui expliqua qu’il s’agissait d’une forme primitive de magie, qu’elle n’était ni blanche ni noire.

« Encore un triste don pour les nécromanciens, je suppose ?

« En quelque sorte… » Acquiesça Denise.

Amélie poussa un long soupir et se promit de se tenir à l’écart des agonisants. L’expérience était trop intense, trop éprouvante pour elle. Elle prit encore une profonde respiration avant de finalement se redresser. Elle reprit son chemin vers la clairière de Mutu, convaincue d’avoir tiré un trait sur ce qui venait de se passer. Pourtant, au fond d’elle Amélie sentait encore la chaleur laissée par la caresse du félin.

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