Chapitre 2 : Maeva
Maeva était la seule exception dans ma vie trop bien ordonnée.
Depuis toujours, elle incarnait tout ce que je n’étais pas : l’audace, l’imprévisibilité, une lumière brute qui brûlait au lieu de se contenter de briller doucement. Nous avions grandi ensemble, liées par nos parents avant de l’être par choix. Elle était le feu, et moi, l’ombre fidèle qui la suivait. Une dynamique qui s’était instaurée naturellement, sans que je ne la remette en question.
Avec Maeva, je n’avais pas besoin de prétendre. Elle acceptait mes silences là où d’autres les questionnaient, et elle devinait mes pensées avant même que je ne sois capable de les formuler. Elle avait ce don effrayant de voir à travers les gens. Mais ce qui me fascinait encore plus, c’est qu’elle semblait comprendre ce que je ressentais… parfois mieux que moi-même.
Quand j’étais avec elle, je me sentais vivante. Pas entière, pas complète, mais plus vivante. Elle faisait irruption dans mon quotidien comme un coup de vent dans une pièce close, éparpillant tout sur son passage. Elle n’avait pas besoin de m’encourager ou de me pousser : son existence seule me confrontait à ma propre insignifiance.
"Toi, Cloé, t’as pas idée de ce que tu manques."
Elle me répétait cette phrase avec un sourire en coin, et chaque fois, une tension naissait en moi, entre agacement et envie. Elle savait. Elle savait que je suffoquais dans ma propre vie sans jamais oser le dire à voix haute. Et elle aimait jouer avec ça.
Au lycée, Maeva attirait l’attention, pas parce qu’elle était brillante en classe, mais parce qu’elle brillait tout court. Elle observait, analysait, lisait dans les gens comme dans un livre ouvert. Parfois, elle révélait des vérités qu’on n’aurait pas voulu entendre. Mais on ne pouvait jamais lui en vouloir : elle le faisait avec ce mélange de charme et de brutalité qui lui était propre.
Elle avait poursuivi des études de psychologie, bien sûr. Cela ne m’avait pas surprise. "Je veux comprendre pourquoi les gens sont comme ils sont," disait-elle souvent. Et moi, je savais qu’elle m’avait déjà comprise, bien avant que je n’en sois capable.
À cette époque, j’étais en fac de droit, un choix dicté par mes parents, bien entendu. Nos chemins s’étaient écartés, mais Maeva était restée cette constante dans ma vie. Une ancre. Ou peut-être une bouée de sauvetage. Je ne suis plus sûre aujourd’hui.
Je l’admirais autant que je la craignais.
Elle avait ce don de rendre ma vie encore plus fade, simplement en existant. Avec un mot, un regard, elle parvenait à me faire sentir que je passais à côté de quelque chose. Que je n’étais qu’une spectatrice de ma propre existence.
C’est elle qui m’a parlé du forum.
Je me souviens de cette soirée. Chez elle, un vendredi. Une bouteille de vin rouge entre nous, des verres à moitié pleins, la lumière tamisée. Elle avait cette lueur dans les yeux, une lueur qui m’effrayait autant qu’elle m’attirait.
"T’en as pas marre, Cloé ?"
Sa voix avait tranché l’air comme un couperet. Je savais exactement ce qu’elle voulait dire, mais j’avais feint l’ignorance.
"De quoi ?" avais-je répondu, la voix neutre, presque mécanique.
"De ta vie. De suivre les règles. D’écouter tes parents, tes profs... tout le monde sauf toi."
Elle m’avait fixé avec cette intensité qui me mettait toujours mal à l’aise. J’avais haussé les épaules, comme pour balayer ses mots, mais elle n’avait pas lâché prise. Maeva n’abandonnait jamais.
"Y’a un endroit sur le net," avait-elle dit en penchant légèrement la tête. "Un forum. Les gens y parlent de trucs… différents. Des trucs qu’on n’ose pas dire à voix haute. Ça pourrait te plaire."
J’avais ri. Un rire nerveux, un écran de fumée pour masquer mon trouble. "Tu veux que je me mette à tchatter avec des inconnus, c’est ça ?"
Elle avait secoué la tête, un sourire en coin. "Pas des inconnus. Des gens comme toi. Des gens qui veulent… autre chose."
Ce mot – "autre chose" – s’était ancré en moi comme un poison.
J’avais changé de sujet, comme toujours, cherchant à fuir. Mais cette conversation ne m’avait pas quittée. Pendant des jours, ses mots tournaient en boucle dans mon esprit. Maeva avait planté une graine, et je la sentais germer, malgré moi.
Qu’entendait-elle par "autre chose" ?
Je m’étais surprise à imaginer ce que les gens partageaient sur ce forum. Des confessions ? Des désirs ? Des secrets trop lourds à porter seuls ? Plus je tentais d’oublier, plus cette curiosité me hantait. Elle s’insinuait dans mes pensées, dans mes rêves, jusqu’à devenir impossible à ignorer.
C’est comme ça que tout a commencé.
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